Le salut
par l'impôt européen


Point de vue signé par Pierre Larrouturou et Michel Rocard paru dans le quotidien Libération daté du 19 mars 2004




Pierre
Larrouturou



Michel
Rocard



Recherche, éducation, hôpital, précarité, politique du logement, décentralisation... la liste est longue des questions fondamentales sur lesquelles le gouvernement accumule les décisions les plus graves. Faut-il s'obstiner à baisser les impôts des plus riches (33 % des baisses d'impôt vont profiter à 1 % seulement des citoyens) et, dans le même temps, couper les vivres à des dizaines de milliers de chômeurs ? Faut-il offrir un milliard cinq cents millions d'euros aux restaurateurs et, « faute d'argent », réduire les emplois de chercheurs ? Faut-il décentraliser le RMI et bientôt les routes nationales sans donner aux collectivités locales les moyens financiers correspondant à ses dépenses ?

Comme le dit très justement Axel Kahn, « cramponné de façon pathétique à son prêt-à-penser ultralibéral, le gouvernement confond compétitivité et précarité » et précarise, l'un après l'autre, des pans entiers de la société. Quel diagnostic justifie cette politique ? Peut-on sérieusement dire que le chômage est dû, dans nos pays, à un manque de compétitivité ? La zone euro a dégagé, en 2002, un excédent commercial de plus de 70 milliards. Trois fois plus que la Chine dont on nous vante tant la compétitivité ! Le Medef et le gouvernement peuvent-ils continuer à affirmer que nos problèmes viennent d'un manque de compétitivité ?

Au nom de « la compétitivité », depuis de nombreuses années, un certain nombre de pays européens tirent vers le bas la fiscalité du capital.

Pour attirer les investissements, ils diminuent la taxation du capital obligeant les pays voisins à en faire autant s'ils ne veulent pas subir de trop lourdes délocalisations. Au niveau européen, le taux moyen d'impôt sur les bénéfices des entreprises est passé d'environ 45 % en 1985, à guère plus de 30 % aujourd'hui. Une baisse d'un tiers du taux d'imposition, c'est, en France, quelque dix-sept milliards d'euros de manque à gagner pour l'Etat. Sept fois le budget du CNRS !

Cette baisse de la fiscalité du capital s'est souvent accompagnée d'une augmentation des impôts (directs ou indirects) payés par les personnes : les personnes étant moins mobiles que les investissements, c'est sur elles que l'on fait reposer une part croissante du financement des besoins collectifs (sur la même période, le taux global de prélèvements progressait de 39 % à 42 % du PIB). Mais faire payer plus les personnes en baissant les impôts des entreprises n'est pas une idée très populaire. Aussi les gouvernements ont souvent préféré augmenter la dette publique plutôt que les impôts des actifs. Cette parade a ses limites : en vingt ans, France et Allemagne ont triplé leur dette publique et viennent d'atteindre le maximum d'endettement autorisé (60 % du PIB). L'heure de vérité approche : comment va-t-on financer la recherche et l'éducation si certains pays continuent leur dumping fiscal ? Va-t-on sabrer dans la protection sociale ou va-t-on lui trouver un financement pérenne en harmonisant enfin nos fiscalités ? « Sans impôts, pas de capacité collective à agir ! », disait récemment Thomas Piketty, économiste à l'EHESS. « L'Irlande a réduit à 12,5 % son taux d'impôt sur les sociétés. Laisser des pays qui se sont enrichis grâce au commerce intra-européen siphonner ensuite la base fiscale de leurs voisins, cela n'a rien à voir avec l'économie de marché. Cela s'appelle du vol », concluait-il.

Cette question de la fiscalité européenne devient cruciale en raison du haut niveau d'endettement de certains pays mem-bres, en raison des nombreux besoins collectifs mal satisfaits (le financement de la recherche, de la défense, de la santé pose question dans tous les pays d'Europe) mais aussi du fait de la prochaine adhésion à l'UE de pays comme l'Estonie dont le taux d'impôt sur les entreprises est nul ! Dans une interview récente, le commissaire européen chargé de la Fiscalité affirmait qu'il fallait accélérer l'harmonisation de la fiscalité. Il a raison. Mais, au détour de la conversation, il suggérait d'adopter la proposition de The Economist : un taux zéro pour les bénéfices des entreprises ! Allons donc ! Supprimer l'impôt sur les bénéfices. Et pourquoi pas, ensuite, l'impôt sur le revenu, puis la TVA... Cette proposition va à l'encontre de ce qui est nécessaire pour préserver le bien-être social et la compétitivité durable de nos sociétés.

Aux Etats-Unis, les impôts fédéraux (prélevés par « Washington ») représentent 60 % des impôts alors que les impôts prélevés par les Etats fédérés (le Texas, l'Arkansas...) et les communes n'en représentent que 40 %. Cette répartition des prélèvements limite fortement le risque de concurrence fiscale entre Etats. En Europe, au contraire, la totalité des impôts est prélevée au niveau des Etats ou des collectivités locales car il n'y a pas d'impôt européen. La création d'un impôt européen et l'harmonisation « vers le haut » des impôts nationaux deviennent une priorité.

Cet impôt pourrait servir prioritairement à financer quatre priorités : la recherche, la défense, la réussite de l'élargissement et l'aide au développement... La défense représente en France 2,3 % du PIB. On devrait consacrer 3 % du PIB à la recherche. Si nous décidions, avec un certain nombre de pays voisins, de créer une défense commune (c'est le seul moyen d'être efficace) et une recherche intégrée (le sida et le cancer sont les mêmes dans tous nos pays), recherche et défense financées par un impôt européen, nos budgets nationaux retrouveraient immédiatement de nouvelles marges de manoeuvre. Des marges de manoeuvre bien utiles pour financer l'hôpital, le logement, la justice, l'éducation...

Quel impôt européen ? On peut envisager un impôt sur les entreprises puisqu'il a fortement diminué depuis vingt ans, au profit de la bulle financière bien plus que de l'investissement. Une écotaxe ou un classique impôt sur les bénéfices permettraient de donner à l'Europe des ressources propres. Mais pourquoi ne pas ouvrir le débat sur la création d'une taxe Tobin améliorée ? Ce mécanisme est sans danger s'il est mis en place au niveau d'une grande zone monétaire. Qui plus est, une taxe Tobin améliorée (le taux prélevé diminue si l'acheteur garde longtemps les euros qu'il a achetés) introduirait une certaine viscosité sur les marchés des changes et limiterait la spéculation. Retrouver une stabilité monétaire est, en soi, un objectif important !

Notre objectif n'est pas d'augmenter l'impôt pour le plaisir d'augmenter l'impôt ! Comme le lecteur sans doute, nous voulons des enfants bien scolarisés, une justice rapide et juste, accessible à tous, des routes bien goudronnées, une sécurité sociale efficace, des chercheurs et des policiers qui ont les moyens de travailler. L'objectif n'est pas d'augmenter l'impôt mais d'améliorer la justice fiscale ! Oui, répétons-le : sans impôt, pas de capacité commune à agir ; pas de véritable démocratie ! Il est temps d'en finir avec l'unanimité en matière fiscale. Il est temps d'ouvrir le débat sur la création d'un impôt européen.

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