710 000 emplois,
est-ce sérieux ?

Pierre Larrouturou

par Pierre Larrouturou
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 30 janvier 1998


 
Les 35 heures pourraient créer 710 000 emplois en trois ans... La nouvelle, à la « une » du Monde du 22 janvier, a de quoi étonner tous ceux qui ont lu le projet de loi déposé au Parlement. 710 000 emplois ! Voilà qui aurait de l'allure ! Pourquoi alors Dominique Strauss-Kahn affirme-t-il que le scénario de la réussite amènerait à 200 000 ou 250 000 emplois ? Pourquoi François Hollande, le 25 janvier à la Mutualité, ne parlait-il que de « quelques dizaines de milliers d'emplois » ? Pourquoi le gouvernement n'a-t-il annoncé aucun volume de création d'emplois dans l'étude d'impact distribuée aux députés ?

En prévoyant 710 000 emplois, la Banque de France est-elle dans l'erreur ? Non, sans doute. Mais les hypothèses fixées par le ministère pour son étude sont tellement éloignées du projet que, loin d'apporter de l'eau aux défenseurs de la loi sur les 35 heures, cet épisode souligne en creux ses faiblesses et conduit à la conclusion que, si le texte de loi est voté en l'état, le gouvernement va laisser passer l'occasion de casser le chômage et qu'il en a conscience.

Quatre hypothèses importantes conditionnent l'ampleur du volume d'emplois annoncé.

Première hypothèse : le passage à 35 heures se fait sans compensation salariale (en quelques sorte, 35 heures payées 35). Cette hypothèse semble assez éloignée des « 35 heures sans perte de salaire » des discours officiels.

Deuxième hypothèse : le mouvement concerne l'ensemble des entreprises de plus de 10 salariés. Or, tout le monde sait à présent que « les entreprises qui ne veulent pas négocier ne négocieront pas ». « C'est une durée légale non contraignante » (sic), a expliqué François Hollande. Le dispositif imaginé par le gouvernement n'est qu'un dispositif incitatif. On voit mal comment il déclencherait un mouvement général.

Troisième hypothèse : les entreprises baissent la durée réelle du travail à 35 heures. Lionel Jospin le rappelait sur TF1 fin septembre 1997. « En 1982, on a baissé la durée légale à 39 heures. Mais la durée effective est restée à 41 heures. » Pourquoi, cette fois-ci, les entreprises baisseraient-elles leur durée effective ? Pour éviter de payer des heures supplémentaires ? Mais, à la surprise d'un grand nombre d'experts, la loi prévoit déjà que le coût des heures comprises entre 35 et 39 heures ne sera pas augmenté. Martine Aubry a d'ailleurs indiqué que le taux de ces heures supplémentaires pourrait être réduit. « Il n'est même pas exclu que les entreprises puissent rester à 39 heures sans aucun surcoût », expliquait Le Monde du 29 novembre. L'hypothèse d'un mouvement général de réduction de la durée réelle à 35 heures semble donc vraiment très optimiste.

Quatrième hypothèse : les gains de productivité ne seront que de 3 % en moyenne. C'est une hypothèse fragile si la négociation porte sur une plus grande flexibilité. A titre d'illustration, Le Monde du 23 janvier annonçait que les 13 000 salariés de la branche eau de la Générale des eaux allaient passer à 35 heures (en moyenne) avec une création de... 100 emplois. Soit un effet net sur l'emploi de 0,8 % ! Dans un grand nombre de secteurs, 35 heures est à peu près le point d'équilibre auquel on peut descendre sans créer d'emplois si l'on annualise le temps de travail. C'est seulement avec une réduction plus massive que l'on commence à créer vraiment de nouveaux emplois.

Si les salariés acceptent de perdre une grosse partie de leur salaire, si toutes les entreprises réduisent leur temps de travail en passant réellement à 35 heures et si les entreprises font très peu de productivité, la loi sur les 35 heures pourrait créer 700 000 emplois. Autrement dit, si le but est vraiment de casser le chômage, rien n'est réglé, ni la question du financement, ni le moyen de créer vraiment une dynamique large de négociation, ni l'ampleur réelle de la réduction des horaires.

Le budget 1998 prévoit 3 milliards de francs pour financer la loi Aubry. A raison de 150 000 francs d'aides par emploi créé, cela permet de financer 20 000 emplois en année pleine. Nul doute que ce chiffre sera vite dépassé et que l'on pourra sans doute afficher 150 000 ou 200 000 emplois « créés » dans les quatre ans qui viennent. Mais 200 000 emplois, est-ce suffisant dans un pays qui compte 4 millions de chômeurs ?

Pourquoi ne pas être plus ambitieux ? Les arguments des conservateurs et du CNPF ne doivent pas troubler notre analyse. « Surtout pas de loi ; notre pays a besoin de flexibilité », affirmaient déjà des députés « libéraux » en 1893 à propos de la loi limitant le travail des enfants. « Surtout pas de loi, vous allez ruiner la France », a-t-on entendu en 1936 avant les premiers congés payés.

Aujourd'hui, la gravité du chômage nous oblige à l'audace. Pour sortir du piège dans lequel la société française risque de tomber, il faut un sursaut. Il faut organiser une rupture, réfléchie et négociée, pour éviter l'explosion sociale ou le pourrissement humain.

La loi d'incitation sur les 35 heures n'est pas à la hauteur. Il faut prendre le temps du débat, de l'explication, de la négociation, mais avec l'objectif de taper plus fort et plus large. Il n'y a plus qu'en France (et chez les « vieux communistes » italiens) que l'on parle de 35 heures. En Allemagne, comme en Belgique, les syndicats demandent la semaine de 4 jours : seule une réduction très massive du travail peut créer des emplois malgré les gains de productivité.

Pour pouvoir lancer un mouvement général sans danger pour la compétitivité des entreprises, il faut utiliser les fonds de l'Unedic. Il faut aussi avoir le courage de parler d'une baisse de salaires en garantissant, évidemment, que les salariés les moins bien payés ne perdront pas un franc dans la manœuvre. Mais pour ceux d'entre nous dont le salaire est correct, ne pouvons-nous pas accepter de perdre 2 ou 3 % si nos entreprises passent (en moyenne) à 4 jours et embauchent des chômeurs en leur donnant des CDI ? 3 % pour chacun, ce n'est pas énorme mais, pour l'ensemble de l'économie, ces 3 % ajoutés aux fonds de l'Unedic permettraient de dégager l'équivalent de 200 milliards pour financer l'opération. Inutile d'avoir fait beaucoup d'économie pour comprendre que l'on créerait plus d'emplois avec 200 milliards qu'avec les 3 milliards prévus par le budget de l'Etat.

La solidarité n'est-elle qu'une parole pour banderoles syndicales et discours de campagne ? Serons-nous capables d'une solidarité réelle ? Un mouvement général et bien financé vers la semaine de 4 jours pourrait créer entre 1,6 et 2 millions d'emplois en trois ans.

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