Une justice
aux ordres du pouvoir


par Marylise Lebranchu, ancienne ministre de la Justice et députée du Finistère et Arnaud Montebourg, député de Saône-et-Loire
Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 25 janvier 2004

Marylise
Lebranchu


Arnaud
Montebourg



En Italie, de nombreuses réformes ont été conduites dans le seul but d'assurer l'impunité de Silvio Berlusconi, président du Conseil : suppression d'infractions économiques, obstacles mis à la coopération judiciaire internationale, suspension des procès concernant le président du conseil pour la durée de leur mandat...

Dans un climat de mépris de la justice et du droit, les magistrats font l'objet de violentes attaques. En septembre dernier, Berlusconi déclarait que « les juges sont mentalement dérangés, que pour faire un travail de juge, il faut avoir des troubles psychiques, et que si les juges font ce travail, c'est parce qu'ils sont anthropologiquement différents du reste de la race humaine ». Il ajoutait : « le fascisme n'a jamais tué personne ; il a seulement forcé quelques opposants à prendre des vacances. »

Le gouvernement français n'a jamais réagi à ces déclarations, alors même que Berlusconi était en charge de la présidence de l'Union européenne. Sans doute le langage est-il plus correct en France. Mais la politique judiciaire est identique. Comme en Italie, une chape de plomb s'abat aujourd'hui sur la justice. Ainsi, le projet de loi Perben 2 a été présenté comme devant améliorer la lutte contre la criminalité organisée. En réalité, ce texte met en place une contre-réforme pénale dont on est encore loin d'avoir pris toute la mesure, dont l'objectif est de diminuer les juges et soumettre les procureurs.

Les juges d'instruction sont dans ce projet, comme leurs collègues des juridictions de jugement, contournés ou marginalisés parce qu'ils ont un défaut majeur : ils sont indépendants. Cette indépendance s'est déjà amenuisée dans l'hostilité d'un Etat qui les a rarement soutenus. Dans leurs ouvrages, Eva Joly ou Eric Halphen affirment leur conviction selon laquelle les pires attaques contre leurs enquêtes venaient de l'intérieur de l'Etat.

Mais cette indépendance donne encore aux juges d'instruction des capacités de résistance pour entamer des investigations sensibles. Le projet de loi a pour objectif de réduire considérablement ces capacités en facilitant le contournement du juge d'instruction. Aujourd'hui, ce magistrat doit encore être saisi chaque fois qu'une enquête exige des écoutes, des perquisitions, des mandats de dépôt : un dossier est alors ouvert, qu'il a pour mission d'instruire. Demain, le procureur pourra demander au cas par cas à un autre juge -le juge de la liberté et de la détention- d'autoriser de tels actes, mais le procureur conservera la maîtrise de l'enquête. De fait, la réalité du pouvoir passe entre les mains du procureur. C'est la mort annoncée du juge d'instruction et des enquêtes menées en toute indépendance car le procureur prend -lui- ses ordres au ministère de la Justice.

Les juridictions de jugement gênent également le pouvoir, car elles imposent la publicité des débats, une procédure contradictoire, le temps et les formes pour la garantie des droits. Elles peuvent relaxer quand on leur demande de condamner, et inversement. La « comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité », prévue dans le projet de loi, met un terme à tout cela. Dans ce cas, le parquet négocie la peine avec l'auteur présumé de l'infraction. De fait, il est en position de juge, pouvant décider de peines s'élevant jusqu'à un an d'emprisonnement, sous le contrôle théorique d'un magistrat du siège. En principe, cette procédure est destinée à un contentieux pénal de masse. Toutefois rien n'interdit d'en faire usage pour expédier discrètement des affaires délicates, dans lesquelles le pouvoir a un intérêt.

C'est donc un moyen plus subtil que le classement des procédures puisque le parquet pourra toujours classer une procédure « dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient ». « Circonstances particulières » ou intérêts politiques ?

Le procureur, qui gagne en puissance face au juge, le paie d'un retour accéléré à la soumission au pouvoir, désormais inscrite dans les textes. L'augmentation des pouvoirs du parquet justifierait que ceux-ci n'obéissent qu'au droit et à la loi, et non à des considérations d'opportunité politiques. Nous savons que cela ne pourra plus être le cas.

Dans les parquets, la hiérarchie devient de plus en plus pesante. Les pouvoirs du ministre pour conduire l'action publique sont inscrits dans le code de procédure pénale. Les pouvoirs de contrôle et d'injonction des procureurs généraux à l'égard des procureurs de la République sont renforcés. Le ministre s'attribue, en réalité, un rôle de surveillance, d'interprétation, voire d'injonction dans l'application de la loi. C'est un gigantesque pas en arrière, qui ramène à une époque où le gaullisme finissant et le SAC s'accoquinaient et où les parquets formaient une « magistrature de combat ». Ainsi, au XIXème siècle, les procureurs généraux étaient de véritables commissaires politiques, chargés de contrôler et d'encadrer leurs collègues. Nous y revenons.

Le prétexte fumeux est celui de la cohérence de la politique pénale, également inscrite dans le projet de loi. Il ne trompe personne. Le ministre de la justice a diffusé, durant l'année 2003, vingt-quatre circulaires, soit autant de priorités. L'évaluation de la politique pénale n'a jamais fait l'objet de débat parlementaire. En revanche, on se souvient encore de circulaires générales visant en réalité des cas particuliers embarrassants pour le pouvoir, comme cette fameuse circulaire invitant les procureurs à ne pas ouvrir d'informations dans les affaires financières et à classer des affaires d'abus de biens sociaux. D'autres circulaires ont recommandé de ne poursuivre que l'enrichissement personnel, pour freiner des investigations qui, sans révéler au départ un tel enrichissement, pouvaient néanmoins aboutir à de telles révélations...

Et face à de telles dispositions, ce n'est pas le statut des magistrats du parquet qui leur permettra de résister. En effet, les procureurs généraux sont nommés en conseil des ministres, de façon discrétionnaire et politique ; les procureurs sont nommés après avis du conseil supérieur de la magistrature, mais celui-ci peut ne pas être suivi, et l'actuel garde des sceaux ne s'est pas privé de faire usage de ce pouvoir. Un procureur peut aussi être révoqué selon le bon plaisir du ministre de la justice. Ainsi, au moment où « l'affaire de Toulouse » justifiait les pires inquiétudes, le procureur général de cette ville a été remplacé par le procureur de Créteil, dont les initiatives, dans le dossier des HLM de Paris, avaient été particulièrement appréciées par le ministre. Un hasard ?

Quant aux derniers magistrats du parquet à résister, rien ne leur est épargné. La déstabilisation et la pression sont devenues les armes quotidiennes du pouvoir. Elles ont permis d'obtenir dans l'affaire Juppé des réquisitions dont certains disent qu'elles ont oublié l'intérêt de la loi et de l'ordre public dans une affaire gravissime. Le parquetier en a été immédiatement remercié par une mutation spectaculaire qui a fait ricaner toute la France judiciaire. Au parquet de Paris, des magistrats qui avaient déplu ont récemment trouvé, à leur retour de vacances, leur bureau vide et leurs affaires déménagées sur ordre du procureur.

En réalité, quand le Garde des Sceaux parle d'adapter la justice aux évolutions de la criminalité, il fortifie en réalité les remparts de l'impunité dont bénéficient certains. Le projet trouve ainsi sa place entre les propositions visant à assurer l'impunité du président de la République pendant la durée de son mandat, ou encore celle visant à démanteler le Code des marchés publics.

Celui qui pourrait résumer le mieux la situation actuelle est encore Victor Hugo qui écrivait dans Ruy Blas sous la monarchie de Juillet : « Les grandes choses de l'Etat sont tombées, les petites seules sont debout, triste spectacle public. On en songe plus qu'à soi. Chacun se fait, sans pitié pour le pays, une petite fortune particulière dans un coin de la grande infortune publique ».

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