La gauche a-t-elle besoin de Bernard Tapie ?

Jean-Marie Le Guen



Point de vue signé par Jean-Marie Le Guen paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 avril 1994
 
Les élections européennes ont toujours été un scrutin difficile pour les socialistes, même si après un an de gouvernement la droite, comme l'a dit Michel Rocard, a fini de manger son pain blanc. Les socialistes, afin de poursuivre leur reconquête de l'opinion, ont comme tâche principale de proposer des idées nouvelles, porteuses d'une autre vision de l'Europe, d'une identité rénovée de la gauche. Il peut paraître dès lors surprenant que certains des nôtres choisissent ce moment pour tresser des couronnes à Bernard Tapie et nous presser d'en faire un allié. Cela rend nécessaire d'opérer des clarifications sur ce phénomène politique et sur ce qu'il représente et permettre aux Français de mieux identifier la volonté de redressement qui anime les socialistes.

Phénomène politique plus que force politique, car rien ne justifie aujourd'hui de doter la démarche de Bernard Tapie d'un statut, d'une consistance et d'une pérennité : un antilepénisme médiatique ne suffit pas à définir un positionnement idéologique. Ses déclarations visant à instituer une loi interdisant le chômage ne constituent pas un début de programme, ni de crédibilité. Il ne rassemble pas un réseau de militants et son action n'est pas le fruit d'une histoire ou d'un travail collectif. Une potentialité mesurée par des sondages, une surface médiatique, un passé de ministre intermittent comme premier engagement, une OPA pas tout à fait amicale sur un petit parti, ne suffisent pas à l'installer comme représentant d'une pensée politique, ni dans la pérennité d'un courant structuré.

Rien dans son action politique ne suffit à prémunir Bernard Tapie contre l'éphémère. Le rapprochement avec Silvio Berlusconi vient certes à l'esprit, mais pour faire prendre aussitôt la mesure inégale des personnalités, des forces et des situations politiques respectives. Bernard Tapie poursuit une aventure personnelle, qui l'a amené, en changeant de terrain, à devenir un joueur du champ politique. Quelle que soit la dérive médiatique du débat démocratique, il n'est pas pourtant possible d'évacuer le problème du contenu.

Sans doute le qualificatif qui convient le mieux à ce phénomène est-il le populisme, mais plus comme un style que comme une identité. Comme à chaque fois devant un phénomène populiste, y compris à gauche, certains confondent populaire et popularité, culot et courage, boniments et conviction, illusions et rêves. Il est, parmi d'autres, le produit d'une crise de la société politique et singulièrement de la gauche. Pour l'essentiel, le phénomène Tapie concentre et projette notre part d'ombre : le vide politique et la faiblesse de l'éthique. Ce qui a tant coûté à la gauche deviendrait chez lui de façon paradoxale un facteur de succès.

La gauche est autre chose que la couleur d'un maillot que l'on porte une saison. Les positions anti-Le Pen de Bernard Tapie sont respectables, elles ne suffisent pas à l'inscrire dans une gauche politique certes diverse mais qui a son histoire, ses valeurs, ses structures. Je note d'ailleurs que Bernard Tapie n'est pas présent aux Assises de la transformation sociale qui rassemblent socialistes, écologistes, communistes, responsables syndicaux et associatifs, et que les participants de ce processus ne semblent guère le souhaiter.

Faible teneur éthique

Reste alors le problème de savoir quelles relations la gauche doit entretenir avec lui. Est-il un atout pour lutter contre le national-populisme de Le Pen ? Disons tout de suite que toute prise de position sur ce sujet mérite d'être saluée. Mais je crois que nous aurions tort de penser que ce populisme peut chasser l'autre. Sur une plus longue distance, c'est le national-populisme, plus structuré et plus cohérent, qui aurait tout à gagner à ce que l'on ne lui oppose que des adversaires à faible teneur éthique.

Peut-il être utile à la gauche ? Pour certains, au nom de l'efficacité électorale, il faudrait nous en faire un allié. Mais nous n'avons que trop souffert de ces faiblesses qui parfois confinent au cynisme. Nous avons jadis inventé Génération Écologie. La gauche a suffisamment appris à apprécier respectivement la conquête et l'exercice du pouvoir pour se méfier des raccourcis tacticiens.

De plus, on peut s'interroger à cette occasion pour savoir si ceux qui, jusque dans les rangs du Parti socialiste, nous pressent d'intégrer Tapie le font pour nous aider à gagner... ou pour nous faire perdre. Chacun voit bien qu'en définitive le processus politique que Bernard Tapie mène ne peut en aucun cas renforcer la gauche. Tapie divise, il n'ajoute ni ne rassemble de force à la gauche. Il nous renvoie à nos insuffisances. Il s'en nourrit, non en les combattant, mais en nous les proposant à nouveau.

Dès lors, nous n'avons ni à l'utiliser ni à le combattre, mais à répondre en priorité au malaise dont il n'est qu'un symptôme. C'est en redevenant, elle-même, une force ouverte, imaginative et crédible que la gauche résorbera la distance qui existe aujourd'hui entre les citoyens et la politique. C'est par une stratégie démocratique qui allie l'éthique au politique, c'est-à-dire d'abord en rétablissant la cohérence entre le discours et l'action, en sachant retrouver les chemins du débat d'idées, que nous surmonterons ce phénomène.
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