France-Allemagne :
sortir de la routine

François Loncle
Le vieux couple exemplaire a perdu son souffle, victime de l'institutionnalisation de ses liens et de la méconnaissance linguistique réciproque..
par François Loncle,
président de la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale


Point de vue paru dans les pages " Débats " de Libération daté du mercredi 31 mai 2000

L'important dans le «franco-allemand», c'est le trait d'union.
Ce trait d'union tiré par des hommes de bonne volonté depuis plus de cinquante ans

Une chose est sûre: sans une étroite coopération franco-allemande, aucun projet européen ne pourra réussir», a réaffirmé Joschka Fischer en présentant, le 12 mai à Berlin, sa vision ambitieuse d'une fédération européenne. Il a raison. Mais à une double condition: revivifier la relation franco-allemande; manifester ensemble une forte volonté politique pour l'Europe.

L'important, dans le « franco-allemand », c'est le trait d'union. Ce trait d'union tiré par des hommes de bonne volonté depuis plus de cinquante ans. Surmontant maints obstacles et maintes réticences, la France et l'Allemagne ont peu à peu appris à se connaître et à s'apprécier. Dans ce mouvement, les 2 000 jumelages entre villes allemandes et françaises et les activités déployées par l'Office franco-allemand pour la jeunesse ont joué un rôle déterminant.

Mais depuis le traité de l'Elysée de 1963, bien des choses ont changé. L'Allemagne a enfin regagné son unité. Notre continent a cessé d'être divisé. L'Europe se construit. De nouvelles générations, qui n'ont vécu ni les affres de la guerre ni les impératifs de la réconciliation, accèdent aux responsabilités. C'est un défi, mais c'est aussi une chance, car ce renouvellement doit permettre de redynamiser notre relation qui a tendance à s'étioler.

Notre entente est devenue si évidente, si naturelle, que nous finissons par oublier qu'elle est une conquête, une victoire sur la fatalité historique qui avait fait de nous de prétendus « ennemis héréditaires ».

La relation franco-allemande est guettée par la routine, voire l'indifférence. Elle tourne au ralenti. Elle est en panne d'idées. Elle éprouve des difficultés à définir de nouvelles raisons d'être, à trouver un second souffle. Il y a d'ailleurs un paradoxe franco-allemand: plus les sociétés française et allemande s'harmonisent, plus les économies des deux pays s'interpénètrent, plus les politiques se coordonnent et plus la France et l'Allemagne semblent, sinon s'éloigner, tout au moins s'ignorer, se méconnaître l'une l'autre. L'entente intime entre nos deux pays ne correspondrait-elle qu'à une période historique précise qui s'achèverait ? Je ne le pense pas. Je ne veux pas le croire.

La normalisation des rapports entre nos deux pays risque de sombrer dans la banalisation: au pire dans le désintérêt, au mieux dans « une sympathie distraite », pour reprendre l'expression d'Hubert Védrine. Or Français et Allemands ne peuvent se contenter de vivre les uns à côté des autres. Nous sommes bien plus que des voisins, plus que des alliés, plus que des partenaires. N'ayons pas peur des mots: nous sommes des amis. La France et l'Allemagne entretiennent des relations particulières, forgées par l'histoire, la géographie et la culture.

La routine résulte en partie de la trop grande institutionnalisation des relations franco-allemandes, qui a fini par faire croire que le moyen était le but. Cette sclérose est aussi engendrée par la crispation sur l'œuvre - immense - de réconciliation accomplie par nos deux pays, mais qui, il faut bien l'avouer, est en bout de course.

La coopération franco-allemande bute principalement sur un obstacle que les politiques mises en œuvre depuis plusieurs décennies ont échoué à lever: la faible connaissance, dans un pays comme dans l'autre, de la langue du voisin. Il s'agit d'un grave revers, en ce sens que cette incapacité linguistique représente un barrage, presque infranchissable, à la rencontre de l'autre, de sa culture, de sa société. Cette défaillance, qui limite sérieusement les échanges, ne cesse de s'accentuer: l'apprentissage du français en Allemagne et de l'allemand en France est en constant recul. Face à l'hégémonie de l'anglais et à la progression de l'espagnol, seulement 9,5 % des élèves français choisissent l'allemand comme première langue et 16 % comme seconde langue. En vingt ans, la chute est vertigineuse: respectivement le quart et la moitié des effectifs! Et cet effondrement ne peut que se poursuivre, puisque le Capes et l'agrégation offrent de moins en moins de postes aux professeurs d'allemand: cette année, seulement 239, contre 725 pour les hispanistes et 1 196 pour les anglicistes. La situation de l'enseignement du français en Allemagne n'est guère plus florissante.

Comment redonner du sens et de la vie à la relation franco-allemande ?

En profitant de la longue expérience acquise.

En se projetant vers l'avenir.

Cultivons et fructifions le capital extraordinaire accumulé depuis des décennies. Nous sous-estimons trop souvent les efforts entrepris et les réalisations obtenues. Nous disposons d'un héritage partagé de pratiques, d'expériences, de souvenirs, de solidarités, de complémentarités, qui n'a pas d'équivalent dans le monde. A tel point que la France et l'Allemagne sont en quelque sorte l'une pour l'autre un « étranger intérieur », pour reprendre une heureuse expression allemande. Nous n'avons pas seulement à gérer cet héritage mais aussi et surtout à le transmettre aux nouvelles générations.

Redonnons à la relation franco-allemande cette dimension qui tend à s'estomper: celle d'une aventure belle, forte, solidaire. Transcendons la relation franco-allemande.

Il convient, à présent, de réaliser un véritable saut qualitatif. Engageons des politiques éducative et linguistique audacieuses, qui assurent un véritable brassage culturel. Multiplions les « cursus intégrés » et les lycées « Abi-bac » - seulement seize aujourd'hui -, qui préparent simultanément à l'examen final des études secondaires allemandes et françaises. Amplifions les échanges d'instituteurs et de professeurs, d'élèves et d'étudiants. Intensifions les séjours scolaires et professionnels chez le voisin. Accélérons la formation d'enseignants biculturels. Favorisons la mobilité des Allemands et des Français, afin d'en faire de véritables individus transnationaux. Cet effort exige l'engagement ferme des Etats, mais aussi des régions, des collectivités locales, des entreprises, des associations...

Dans la mesure où la relation franco-allemande est exemplaire - elle pourrait d'ailleurs inspirer les Irlandais et les Anglais, les Israéliens et les Palestiniens, les Serbes et les Kosovars... -, elle doit se transformer en laboratoire d'imagination, de création, d'anticipation, d'expérimentation, de solution. Aux Français et aux Allemands d'inventer ensemble les réponses, qui ne peuvent être étroitement nationales, à apporter aux grands défis de la globalisation et de la construction européenne.

Rassemblons-nous autour de grands projets fédérateurs. Au lieu de labourer les mêmes sillons, défrichons de nouveaux champs. Comme le souligne le projet d'académie franco-allemande du cinéma, les chantiers ne manquent pas: lutte contre le chômage, intégration des immigrés, sauvegarde de l'environnement, mise en œuvre d'une nouvelle politique urbaine, réforme de l'OMC dans un sens plus régulateur, invention d'une citoyenneté européenne... La Charte européenne des droits fondamentaux en cours d'élaboration s'inscrit dans cette perspective de refondation. Ce texte novateur, qui mettra en exergue les valeurs et les principes démocratiques communs, vise à inclure dans le droit européen la dimension éthique et sociale de l'Union, et à rendre plus transparente et plus proche notre communauté.

Cœur du cœur de la construction européenne, le couple franco-allemand doit impulser un nouvel élan au processus d'intégration et d'unification. N'est-il pas le médiateur naturel vers l'Europe orientale et les pays de la Méditerranée ? Il a pour mission d'élaborer une grande ambition européenne, capable de surmonter les clivages géographiques, historiques, idéologiques.

Après les propositions stimulantes de Jacques Delors sur une « avant-garde européenne », à la lumière du projet fédéraliste de Joschka Fischer et à la suite du plan précis et dense exposé par Lionel Jospin devant l'Assemblée nationale, c'est encore une fois à partir du couple franco-allemand que l'Europe pourra donner aux peuples qui la composent de nouveaux signaux décisifs pour sa construction.

François Mitterrand évoquait, le 8 mai 1995 à Berlin, cette « étrange, cruelle, belle et forte aventure que celle de ces peuples frères auxquels il aura fallu plus d'un millénaire pour se reconnaître tels qu'ils sont, pour s'admettre, pour s'unir ».

Cinq ans plus tard, Lionel Jospin et Gerhard Schröder sont en mesure de faire en sorte que la « prédestination » de la France et de l'Allemagne les désigne pour donner le nouveau et puissant signal de l'Europe. Car l'union entre la France et l'Allemagne n'est dirigée contre personne. Elle est, pour reprendre le mot de Carl von Ossietzky, « l'alliance pour l'Europe »

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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