Une loi inutile et blessante


Point de vue signé par François Hollande, premier secrétaire du Parti socialiste, et Victorin Lurel, député de la Guadeloupe, président du conseil régional, secrétaire national à l'outre-mer du Parti socialiste, paru dans Le Monde daté du 13 décembre 2005




François
Hollande



Victorin
Lurel



« Le passé n'est jamais mort. Il n'est même jamais le passé. » Par deux fois, les députés de l'UMP n'ont pas voulu se souvenir de ces mots de l'écrivain américain William Faulkner, Prix Nobel de littérature en 1949. La première en votant l'amendement qui a dénaturé l'esprit même de la loi du 23 février en prônant que les programmes scolaires « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » La seconde en ne saisissant pas l'opportunité que le groupe socialiste leur offrait, le 29 novembre, en les conjurant d'abroger cet article.

Non, le passé n'est jamais mort. C'est encore aujourd'hui, et singulièrement au sein de l'Hémicycle, le poids mort des choses qui pèse sur l'esprit des vivants.

De maladroits prophètes qui se « croisent » pour la défense de l'entreprise coloniale ont décidé de ressusciter Jules Ferry le Tonkinois et d'invoquer insidieusement les mânes d'Ernest Renan. Non pas celui qui discourait superbement le 11 mars 1882 en Sorbonne sur la conception élective de la Nation française, mais celui de La Réforme intellectuelle et morale (1871) qui justifiait et légitimait la prétendue supériorité de la civilisation occidentale.

C'est plus qu'une maladresse, c'est une faute, parce que l'on n'a pas évalué l'impact que l'introduction sournoise et subreptice de cette petite phrase au bout d'une banale et terne après-midi pouvait avoir sur les anciennes possessions françaises, souveraines depuis peu et très sourcilleuses lorsqu'il s'agit de leur indépendance, et sur les Français, nombreux, issus de l'immigration, souvent, trop souvent ostracisés, discriminés, ghettoïsés.

Au-delà de la véhémence et des outrances de quelques autorités étrangères, on ne saurait celer que cette maladresse compromet - peut-être plus durablement qu'on ne le croit à première vue - la politique d'amitié et de coopération avec les pays d'Afrique et d'Asie. Déjà, l'Algérie retient sa plume pour signer le traité qui avait, mutatis mutandis, la même vocation de réconciliation que le traité d'amitié franco-allemand de 1963.

C'est un désastre, quand tout devrait conduire dans le contexte actuel à préserver la cohésion nationale et à forger une identité nationale intégratrice de toutes les origines. Cela exige tact et sagesse, modération et respect.

Comment un article de loi peut-il enjoindre à l'école et à l'université d'enseigner une histoire positive et officielle de la colonisation ? Comme si le législateur pouvait faire souverainement œuvre d'historien. Cette loi est donc, pour partie, inapplicable. Elle n'est pas, pour autant, sans conséquence pour l'esprit public.

Nous sommes convaincus que, par une mémoire partagée par l'ensemble de la nation et adossée aux valeurs fondamentales de la République et de l'humanisme, l'on peut reconnaître les actions engagées sous le régime colonial en matière d'équipements, d'éducation, de santé, persuadés qu'il y a nécessité de réparer les blessures encore palpitantes et béantes infligées aux harkis et aux rapatriés d'Afrique du Nord et qu'il convient, cinquante ans plus tard, de leur accorder réparation. Mais cette nécessaire objectivité ne saurait oblitérer l'indispensable lucidité sur les horreurs de la longue nuit coloniale.

« Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d'artisans, d'employés de commerce et d'interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires. (...) Et je dis que, de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine. » Nous empruntons ces mots au Discours sur le colonialisme (1950) d'Aimé Césaire, écrit il y a aujourd'hui cinquante ans et qui résonne d'une triste actualité, nous faisant toucher du doigt l'ampleur de la faute que représente l'article 4 de la loi du 23 février.

On ne peut pas ne pas invoquer, même sans acte de contrition et sans repentance et sans exiger je ne sais quel sanglot de l'homme blanc, 1802 en Guadeloupe, avec le rétablissement de l'esclavage ; on ne peut oublier les morts de Madagascar en 1947 ; les morts de Sétif ; les carnages de la conquête du Congo ; les morts, les mutilés, les estropiés d'Indochine et d'Afrique et d'autres encore.

On ne peut oublier, même lorsque l'on fait effort d'amnésie, la chicote, la rigoise et le carcan avant-hier, le fouet, les travaux forcés, l'exploitation, le hachoir des plantations hier, et aujourd'hui encore, l'aliénation, la réification, les maladies, les famines, l'analphabétisme, les coups d'Etat fomentés, les élections arrangées opportunément, le pétrole et les matières premières extorquées, les élites perdues dans ce qui reste du pré carré de la « Françafrique ».

L'ahurissant, c'est de voir s'exprimer, aujourd'hui, cinquante ans après le livre d'Aimé Césaire et le Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur d'Albert Memmi (Gallimard, 1957), sans gêne, à haute et intelligible voix, ce qui se ruminait in petto et se murmurait en cachette, les pires excès et les vicieuses passions. Comme si l'on était condamné, par une sorte de châtiment historique, à « remâcher le vomi » du racisme, de l'orgueil et de l'arrogance colonialistes.

Abroger l'article 4 de la loi du 23 février 2005, c'est renoncer à ce qui fait l'essence même de l'aventure coloniale, à savoir la domination d'un peuple sur d'autres peuples, toutes choses contraires aux valeurs de la République. Nous proposions à la majorité UMP de renouer avec la nation, c'est-à-dire avec un « héritage mémoriel : mémoire d'un Etat, mémoire d'un passé commun. Mémoire d'un présent intégrant le vouloir-vivre ensemble et les héritages culturels », comme le définit le philosophe [né en 1933 dans l'actuelle République démocratique du Congo] Georges Ngal.

Pour toutes ces raisons, et pour bien d'autres encore, et pour favoriser l'appropriation par toute la communauté nationale, dans toute sa diversité, de cette mémoire avec ses parts d'ombre et de lumière, aujourd'hui, à nouveau, nous demandons au premier ministre, chef du gouvernement et de la majorité à l'Assemblée nationale, d'abroger cet article aussi inutile que blessant.
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