Décentralisation : quand Raffarin enterre Raffarin

Martin Malvy
Point de vue de Martin Malvy, président du conseil régional Midi-Pyrénées, paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 juillet 2004


 
Lorsqu'il présidait l'Association des régions de France, il n'y avait pas plus ardent propagandiste que Jean-Pierre Raffarin, prônant à tout-va une nouvelle étape de la décentralisation. Elle devait être fondée sur une clarification des compétences et une réforme en profondeur de la fiscalité locale. Nous étions d'accord.

Que le premier ministre désavoue aujourd'hui le président de Poitou-Charentes d'hier sera lourd de conséquences. Beaucoup plus qu'il n'y paraît en cette fin juillet, où l'organisation d'un débat parlementaire tronqué détourne l'attention sur la forme, alors que c'est du fond qu'il s'agit.

La France avait besoin de cette nouvelle étape pour s'oxygéner. Or le premier ministre, coincé entre ceux qui sont toujours convaincus qu'il n'y a " bon bec que de Paris ", des sénateurs fidèles à un dispositif institutionnel dont ils sont proches, et Bercy enfin - pour qui l'occasion est inespérée -, fait, cet été, la peau de l'ancien président de la région Poitou-Charentes. Régionalisation manquée.

Donner un second souffle à la décentralisation supposait que l'on commence par une réflexion sur le rôle et la place qu'il convient d'assigner à l'Etat dans la société en marche. Pour la France. Et dans la construction européenne. Cela n'a pas été fait. Cela supposait aussi que le gouvernement prenne à bras-le-corps le problème, jamais réglé, des blocs de compétence et impose la notion de " chef de file ". Qui fait quoi ?

L'efficacité était à ce prix. La compréhension de nos institutions par nos concitoyens aussi. Efficacité et démocratie ? C'est l'inverse que présente le gouvernement. Confusion accrue ? Ce sera le cas dans les secteurs essentiels : l'économie, l'emploi, la formation, les transports. Décentralisation manquée.

La plupart des pays d'Europe, nos principaux partenaires, disposent de régions - Länder allemands ou provinces espagnoles -, dont le poids écrase les régions françaises. Ce n'est affaire ni de dimension ni de population. Ces autres régions se différencient des nôtres par les compétences et les moyens budgétaires que les lois de leurs pays leur ont attribués.

Or le projet Raffarin fait l'impasse la plus complète sur l'Europe. Son raisonnement pourrait être celui des années 1950, alors que nous sommes dans le siècle suivant. L'Union se tourne et se tournera, année après année, davantage vers les " régions de l'Europe ". Elle le fera en se passant des Etats.

A régions fortes correspondront enjeux et considération, dialogues et contrats, moyens à hauteur du pari européen. A régions bridées, à compétences partagées, à moyens limités, les seconds rôles. Ce ne sont pas les présidents de gauche élus en avril 2004 qui en pâtiront. Bien au-delà des régions elles-mêmes, ce sera la France, et ce seront nos concitoyens. Avoir cédé devant ceux qui ont de nos institutions une lecture du passé, ne pas avoir compris que le fait européen appelait le fait régional constitue un contresens historique, dont Jean-Pierre Raffarin et la droite porteront l'immense responsabilité.

Le gouvernement qui, depuis des mois, ne cesse de répéter autre chose que " nous donnerons aux régions les moyens correspondants aux compétences transférées ", ou bien qu'" elles recevront une part de la taxe intérieure sur les produits pétroliers " (TIPP), est dans l'incapacité d'apporter la moindre réponse précise sur des questions qui sont fondamentales.

Il refuse " l'évaluation préalable " comme un vendeur qui refuserait la visite des lieux. Il ignore si Bruxelles l'autorisera à distraire une TIPP régionale. Il se refuse à dire à qui, et comment elle serait affectée et, le comble, il s'est donné le pouvoir d'en fixer lui-même le taux. Pour conclure, il a annoncé une réforme de la taxe professionnelle, voire sa suppression, alors qu'elle constitue une recette conséquente des collectivités locales. Mais où va-t-on ?

Jean-Pierre Raffarin le sait. Mais il veut " sa " réforme. Tout le monde le sait. Le gouvernement n'a pas aujourd'hui les moyens d'une décentralisation réussie. Il n'en a pas non plus la philosophie. A défaut d'un second souffle, il s'apprête à charger la barque des collectivités locales. Avant même ce texte, il s'est comporté à leur égard avec un cynisme que l'on n'avait pas connu depuis des décennies, puisant allègrement dans la caisse des fonds européens dédiés aux régions pour soulager le budget de l'Etat et taxant l'Europe et les collectivités pour afficher sa propre politique. La régionalisation sera manquée, mais le contribuable local payera. Les collectivités locales sont mieux gérées que l'Etat, investissent plus que lui. Elles ont réduit leur dette. Elles n'affichent pas de déficit. Quoi ! De la poule aux œufs d'or la coquille sera vite fendue.

Reste un dernier point, pour l'essentiel, d'une critique qui se serait voulue constructive. La décentralisation, c'est la proximité, l'adaptabilité, la réactivité, la citoyenneté. Ce ne peut être l'aggravation territoriale des inégalités. Par habitant, l'Ile-de-France est infiniment " plus riche " que le Limousin, la région Poitou-Charentes, " plus pauvre que Rhône-Alpes ". Mais seulement trois régions françaises ont un produit intérieur brut supérieur à la moyenne européenne.

Garant de l'égalité des citoyens dans l'accès aux services publics et aux publics, l'Etat se doit de compenser ces distorsions. C'est ce que l'on nomme la péréquation. Là encore rien, silence.

Décentralisation ratée, mais, au-delà, aggravation d'une concurrence qui sera déloyale entre régions pour cause d'écarts flagrants de moyens. Cela concerne aussi très directement nos concitoyens. Il s'ensuivra - selon les territoires - des traitements différents qui aggraveront les inégalités. Ce sera le cas dans les systèmes de formation, le financement des stages, les bourses scolaires, le soutien à l'activité économique.

La réforme de l'Etat, c'était d'abord une nouvelle étape réussie de la décentralisation. La passer en force sans débat ni concertation, quelle preuve d'échec et d'impuissance ! Que l'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas contre la gauche que le gouvernement a sorti l'article 49-3 et la motion de censure, c'est contre sa propre majorité, comme cela a souvent été le cas dans le passé avec la droite. Si c'est pour permettre au premier ministre de partir dans quelques mois, une fois sa réforme accomplie, cela sera cher payé.

© Copyright Le Monde


Page précédente Haut de page
PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]