Faut-il avoir peur de l'Allemagne ?

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), paru dans le quotidien Le Monde daté du 15 janvier 1992


 
La France n'a jamais cessé de se comparer à l'Allemagne. Sans doute la voit-elle avec d'autres yeux que jadis. Elle la sait résolument pacifique et acquise à un système démocratique qui a fait ses preuves. Mais elle souffre de l'écart qui s'est creusé entre les deux économies. Pourquoi avec des salaires plus élevés, une durée du travail un peu moins longue et un système de protection sociale aussi étendu, l'Allemagne enregistre-t-elle, en règle générale, de meilleures performances que la France ?

Le sentiment de puissance que donne l'Allemagne s'est naturellement accru depuis la chute du mur de Berlin, la réunification, et l'effondrement de l'empire soviétique. Certes, l'absorption, car il s'agit bien de cela, de l'ex-RDA ne se fera pas sans mal. Mais elle se fera et s'achèvera vraisemblablement dans un moment où l'élargissement de la Communauté européenne commencera à se poser en termes réalistes.

Or cet élargissement risque de coïncider avec une forte extension de la zone d'influence germanique. Sans doute les responsables politiques tchèques et hongrois répètent-ils qu'ils ne souhaitent pas que leurs pays deviennent des " colonies allemandes " et nul ne peut douter de leur sincérité. Mais les chiffres sont tout de même impressionnants. Sur les 950 sociétés mixtes constituées en Tchécoslovaquie au début de l'année 1991, 279 l'étaient avec des capitaux autrichiens, 267 avec des capitaux allemands et 23 avec des capitaux français.

Est-il besoin d'ajouter qu'une Slovénie et qu'une Croatie indépendantes regarderont inévitablement vers l'Allemagne et l'Autriche ? Il existe des pesanteurs géographiques, historiques et culturelles que nul n'ignore, mais dont on a cru pouvoir retarder les effets en refusant aussi longtemps que possible de reconnaître l'éclatement de la Yougoslavie.

Donc une Allemagne de plus en plus forte et pesant d'un poids de plus en plus lourd au sein de la Communauté. C'est cette perspective qui entretient les peurs de ceux qui n'oublient pas que le XXème siècle a bien failli être un siècle allemand comme le XVIIIème siècle avait été français et le XIXème britannique. La force de l'industrie et le rayonnement de la culture le laissaient prévoir. Il a fallu l'opposition de la France, de l'Angleterre et de la Russie, l'avénement de la puissance américaine et cet acharnement de Guillaume II et de Hitler à vouloir régler le problème par les armes pour que l'Allemagne soit détournée de ce destin. Celui-ci va-t-il s'accomplir dans les toutes dernières années de ce siècle et, cette fois, d'une manière pacifique et indolore ? C'est ce que redoutent les adversaires de l'intégration européenne sans, pour autant, parvenir à définir le deuxième terme d'une alternative. Un repli sur l'Hexagone serait, en effet, non seulement préjudiciable à notre économie mais favoriserait en Allemagne les courants - aujourd'hui minoritaires - qui préféreraient voir leur pays occuper, aux côtés des Etats-Unis et du Japon, le rang de " troisième puissance " du monde capitaliste plutôt que de s'intégrer dans une union politique et monétaire.

Pendant de longues années, la France et l'Allemagne se sont attribué un rôle privilégié dans la construction européenne, mettant plus d'une fois leurs partenaires devant le fait accompli de leurs ententes préalables. Cela n'était sans doute pas conforme au principe d'égalité qui est à la base de l'entreprise communautaire. Mais enfin, il s'agissait de deux et non d'une seule nation et chacun sait que la Communauté aurait été inconcevable sans le rapprochement franco-allemand. Aussi faut-il toujours chercher le maximun de convergences entre les deux pays. C'est ce qui a été fait à Maastricht par François Mitterrand et Helmut Kohl. Cela dit, les conditions de la réunification allemande, l'affaire yougoslave aussi bien que la récente hausse des taux d'intérêt montrent que si l'axe Paris-Bonn (demain Paris-Berlin) continuera d'exister, il ne fonctionnera jamais plus comme avant.

Un nouvel équilibre continental

Que cela plaise ou non, la France ne peut plus tenir le même langage qu'au temps où la puissance soviétique équilibrait la puissance américaine, où l'Allemagne demeurait divisée, donc politiquement à moitié infirme, et où la rivalité des deux Grands en Afrique donnait une très grande importance aux positions que nous y occupons encore. Ce qui ne signifie pas que la France ne dispose plus de marge de manoeuvre et de capacité d'initiative. Mais rien de positif ne peut être entrepris si l'on ne commence pas par reconnaître la nouvelle situation internationale pour ce qu'elle est. Le pire serait de pratiquer la politique de l'apparence et de se comporter comme si rien n'avait changé.

Il faut maintenant regarder loin en avant : vers l'élargissement et la démocratisation de la Communauté, vers la constitution d'une confédération, vers la création d'un pôle méditerranéen, autrement dit, vers l'établissement d'un nouvel équilibre continental.

L'élargissement concernera tout d'abord les pays de l'Association européenne de libre-échange. L'adhésion de l'Autriche et de la Suède peut intervenir dans les deux ou trois années qui viennent. Celle des pays " post-communistes " de l'Europe centrale demandera beaucoup plus de temps. Il est souhaitable qu'elle se produise avant la fin du siècle et qu'à cette occasion la Pologne, élément important de l'équilibre, ne soit pas laissée en arrière. Quant aux pays de l'Europe balkanique, ils ne seront pas en mesure de présenter leurs candidatures avant de très nombreuses années.

Le pôle méditerranéen

On doit donc compter avec une période ou le fossé qui existe entre les deux Europe ne sera que partiellement comblé par des aides d'urgence, des accords de coopération et des investissements occidentaux. Or les nations de l'ancien glacis soviétique voudraient être déjà politiquement parties prenantes au sein de la nouvelle Europe. C'est à quoi répondait le projet mitterrandien de la confédération européenne.

Dans sa première version - celle qui était destinée aux assises de Prague - ce projet a échoué. La partie française ne voulait pas écarter les Soviétiques et, de leur côté, les pays de l'Europe centrale n'entendaient pas se trouver aux côtés des Soviétiques hors de la présence américaine. Il était sans doute alors difficile de trancher. Mais après l'éclatement de l'URSS, les choses devraient être plus claires. Si l'on veut construire une entité " grande européenne " distincte du système international né des accords d'Helsinki - système incarné jusqu'à présent par la CSCE et la BERD - il faut le faire sans les Américains, bien entendu, mais aussi sans les Russes. L'Europe " de l'Atlantique à l'Oural " n'a jamais été qu'un mythe. C'est dans une autre perspective que doit être relancée l'idée de confédération avec probablement pour point de départ une extension des compétences du Conseil de l'Europe.

Si la France veut compter, demain à l'Est, elle ne doit pas se contenter de suivre, avec plus ou moins de retard, le cours des évènements. Il lui faut anticiper. Les nouveaux dirigeants de l'Estveulent une économie de marché. On doit les aider à la construire mais non les conforter dans certaines de leurs illusions, je veux dire dans la croyance en la possibilité d'opérer un big-bang économique. La transition sera longue, très longue, sous peine de provoquer des explosions sociales génératrices elles-mêmes de solutions autoritaires. Ce sont des formes d'économie mixte qui s'imposeront pour longtemps. La France n'a aucun intérêt à reprendre à son compte les recettes ultralibérales des Anglo-Saxons car, pour le moment, la transformation de la gestion des entreprises du secteur public est non moins importante que l'extension du mouvement des privatisations, de même que l'aide à la formation est le complément indispensable des investissements étrangers.

L'autre grande affaire est la création d'un véritable pôle méditerranéen de la Communauté. Il y a déjà huit ans, Claude Cheysson, alors ministre des affaires étrangères, avait lancé l'idée d'un pacte de la Méditerranée occidentale englobant la France, l'Italie, l'Espagne, le Portugal d'une part, les pays du Maghreb de l'autre. Les diplomaties italienne et espagnole ont repris un peu plus tard le projet avec l'intention de l'étendre à l'ensemble du bassin méditerranéen. Une récente réunion qui s'est tenue à Alger a montré que l'idée n'a pas été abandonnée. Mais le temps presse.

Certes les difficultés ne sont pas négligeables. L'ensemble maghrébin est loin d'avoir réalisé son unité et les échanges économiques entre les pays qui le composent demeurent très faibles. Il faut également tenir compte des rivalités commerciales franco-italiennes et franco-espagnoles. Mais l'enjeu est si considérable (si l'on pense notamment au problème de l'émigration) que tout devrait être mis en oeuvre pour aboutir à des résultats concrets.

Comme on le voit, la France peut beaucoup peser sur le destin de l'Europe. Encore lui faut-il admettre que la situation n'est plus celle d'un passé récent où elle traitait avec un peu trop de hauteur ses partenaires non germaniques. Si elle réussit à adapter aux réalités nouvelles sa politique économique et sa politique militaire (devenue, en grande partie, obsolète), elle n'aura nulle raison d'avoir peur de l'avenir... et de l'Allemagne.
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