Le calcul de Laurent Fabius est limpide

Gilles Martinet
Entretien avec Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), paru dans le quotidien Le Parisien daté du 8 octobre 2004
Propos recueillis par Dominique de Montvalon


 

Laurent Fabius vient de dire non à la Constitution européenne, puis non à la Turquie. Pour vous, son approche est-elle cohérente ?
Le calcul de Laurent Fabius est limpide. Il était mal placé dans les sondages. Et les récents succès électoraux du PS avaient mis en valeur d'autres que lui : Hollande, Delanoë, Lang, voire DSK. Fabius a donc jugé qu'il lui fallait tout faire pour retourner rapidement cette situation. De fait, si son non est suivi, cela entraînera quasi automatiquement un changement de majorité à la tête du PS, et cela lui ouvrira la possibilité d'être candidat en 2007. Mitterrand lui a, en effet, enseigné que peu importe les sondages, si on a la maîtrise du parti, on s'impose.

Les calculs personnels prédominent ?
Absolument. D'ailleurs, si Fabius lie la Turquie à son premier non, c'est parce qu'il sait que cela accroît les chances du non. La plupart des ténors du PS expliquent que les socialistes n'ont pas le droit de renier leur héritage européen... C'est vrai que le PS a toujours défendu une idée de la construction européenne qui impliquait des négociations et des compromis.
Maintenant, il y a une tendance à vouloir rompre avec cette tradition parce qu'il y a, dans les milieux populaires, une grande réticence à l'égard non pas de la Constitution européenne (que les gens ne connaissent pas), mais de l'Europe.
Au fond, depuis de Gaulle, on pensait que, l'Europe, c'était le moyen de rétablir la grandeur française, en tout cas d'asseoir un leadership français (ou, à la rigueur, franco-allemand) sur l'Europe. Ce qui était possible dans une Europe à six, déjà plus difficile dans une Europe à quinze, devient quasi impossible dans une Europe à vingt-cinq, et les gens le sentent. Il y a donc un courant en faveur du non, et un certain nombre de militants PS qui, depuis 2002, cherchent à tout prix à recoller avec l'électorat populaire sont tentés de suivre ce courant-là.

Pour François Hollande, si le non gagne, ce sera la crise...
Cela déclencherait, à l'évidence, une crise grave dans le parti. Son élan serait brisé. Alors que Fabius voulait gagner les élections de 2007, il est en train de créer toutes les conditions pour que le candidat socialiste, que ce soit lui ou un autre, les perde.

Comprenez-vous le refus de la Turquie ?
Il y a le poids de l'Eglise catholique, qui aurait tant voulu que figure dans la Constitution une référence aux racines chrétiennes de l'Europe. Mais il y a, dans cette affaire, plus grave. Que les négociations avec la Turquie se passent bien ou mal - et elles peuvent être à tout moment interrompues si la Turquie n'est pas en mesure de remplir toutes les conditions qu'exige l'Occident -, il est clair que, dans l'avenir, l'Europe, pour faire face aux Etats-Unis, à la Chine, à l'Inde et à d'autres pays émergents, sera obligée d'étendre sa sphère d'influence à l'ensemble de la Méditerranée, donc à la Turquie et à l'Afrique du Nord.
Cela dit, je pense qu'on s'y est mal pris avec la Turquie, qu'on lui a fait trop vite des promesses et qu'on aurait dû trouver des formes intermédiaires d'association qui auraient permis de gagner du temps. Mais voilà, maintenant, le processus est engagé...

Et vous, que dites-vous ?
Oui sans réserve à la Constitution européenne, oui avec de grandes réserves à la Turquie.

Dans quel état est le PS ?
S'il a remonté la pente depuis 2002, c'est parce qu'il a soutenu toute une série de revendications, parfois contradictoires, et épousé tous les mécontentements. Ce faisant, il a collé à l'électorat, et cela lui a réussi. Mais, dans cette aventure, il risque de perdre ce qu'il appelle la « culture de gouvernement » et ce que j'appelle, moi, le sens des responsabilités et du pouvoir. En clair, le PS est tenté par le rôle que tenait jadis le PC : la fonction tribunitienne. C'est-à-dire représenter et soutenir, face au pouvoir économique, toutes les revendications, du moment qu'elles sont populaires. Il faut que le PS sorte de la tentation de la démagogie, et il retrouvera des chances de vaincre en 2007.

L'Europe est-elle menacée d'une grave crise identitaire ?
Nous sommes déjà dans de fortes difficultés, mais je les crois surmontables. En revanche, si la France en venait à dire non à la Constitution, son isolement, déjà préoccupant, deviendrait considérable. Et ne parlons pas de celui du PS au sein d'une social-démocratie qui, aujourd'hui, vote partout oui.

Et pourquoi cet isolement ?
A cause des restes d'une sorte de messianisme français qui nous pousse à avoir raison seuls. Voyons les choses en face : l'espoir de De Gaulle et de ses successeurs de restituer un peu de la grandeur de la France s'évanouit sous nos yeux. L'opinion en est traumatisée.

© Copyright Le Parisien


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