Quand la France n'a plus de politique européenne

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), ancien ambassadeur de France à Rome, paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 novembre 1994


 
L'Autriche et la Finlande vont bientôt rejoindre l'Union européenne. La Suède et la Norvège se prononcent dans quelques semaines. Et voici que le mécanisme de l'élargissement aux pays de l'Europe centrale et orientale - les PECO - est mis en marche.

Répondant à l'invitation du sommet de Corfou, la Commission de Bruxelles a déjà transmis au Conseil une communication intitulée " Au-delà des accords d'association, préparation des pays d'Europe centrale et orientale à l'adhésion ". Un Livre blanc sera publié au cours du premier semestre de 1995.

Le processus comportera naturellement de longues périodes de transition et des phases de régulation des échanges. Il est, en effet, impossible d'accomplir pour les soixante-cinq millions d'habitants des pays qui constituent le groupe de Visegrad un effort financier comparable à celui que l'Allemagne de l'Ouest a consenti pour les seize millions d'habitants de l'ex-RDA. En 2000 ou 2001 - date possible de l'adhésion - ces pays seront encore loin d'avoir atteint le niveau de l'Europe occidentale. Ce ne seront pas des économies riches mais - il faut l'espérer - des économies saines qui entreront dans l'Union. Ce seront aussi des économies portant toujours la marque des années du communisme, et ne fonctionnant pas exactement comme celles de l'Ouest.

Alors pourquoi parler d'adhésion et non d'extension de l'actuel système d'association ? Les arguments sont à la fois d'ordre économique et politique.

Le système de l'association ne permet ni un développement satisfaisant des échanges ni un flux suffisant d'investissements extérieurs. En 1993, les exportations des pays de l'Europe centrale et orientale ayant le statut d'associés ne représentaient que 4,2 % des importations de l'Union européenne et l'échange demeurait favorable à l'Union. C'est ainsi que les pays de l'Union européenne ont vendu en 1993 pour 2,23 milliards d'écus de produits agricoles et n'en ont importé que pour 1,8 milliard.

La certitude donnée à ces pays qu'ils feront bien partie de l'Union et qu'un calendrier fixera les étapes de leur adhésion créera un nouveau climat favorisant et les échanges et les investissements.

Tant qu'il est encore temps

Mais c'est l'argument politique qui emporte la conviction. La démocratie est encore fragile dans les PECO même si elle a été consolidée dans les quatre pays du groupe de Visegrad. L'arrivée au pouvoir des ex-communistes en Pologne, en Hongrie et peut-être bientôt en Bulgarie n'est pas due seulement au mécontentement provoqué par les premières réformes. Il reflète aussi un certain sentiment de déception à l'égard de l'Occident et particulièrement de l'Europe. Les sondages polonais donnaient en 1992 70 % de l'opinion publique favorable à l'intégration européenne, 65 % en 1993, et 60 % en 1994. Et puis il y a, bien sûr, ce qui se passe chez le grand voisin russe, avec lequel l'Occident veut créer des rapports de partenariat mais qui vit une période extrêmement chaotique et dangereuse. Tout cela milite en faveur du processus d'adhésion des PECO. Il faut les arrimer à l'Europe quand il est encore temps.

Reste la grande question : quel effet aura sur la construction européenne un élargissement de l'Union à l'est ? Nous trouvons ici deux réponses : celle des Britanniques et celle des Allemands. Pour les uns, l'Europe sera obligée d'abandonner les grandes ambitions de Maastricht et de s'en tenir à l'établissement d'un vaste marché. Pour les autres, l'élargissement n'est pas forcément contraire à l'approfondissement, à la condition que l'on crée un noyau dur ayant une force d'entraînement et permettant le développement de différents rythmes d'intégration. C'est ce qu'expose très clairement le document établi par le groupe parlementaire CSU-CDU. Il exprime sur ce point une position qui n'est pas éloignée de celle des sociaux-démocrates.

La balle est maintenant dans notre camp. C'est sans doute, pour la première fois depuis longtemps, que l'initiative dans le domaine européen appartient à l'Allemagne et non à la France. Les Français, qui n'aiment pas se souvenir de la défaite de 1940, qui imaginent, non sans naïveté, que ses conséquences avaient été complètement effacées par la participation à la victoire anglo-américano-soviétique de 1945, les Français redécouvrent la lancinante comparaison avec l'Allemagne.

Ce n'est évidemment pas la même Allemagne. Celle-ci est démocratique et ses dirigeants savent à quel point il serait dangereux de faire preuve d'arrogance. Il n'empêche que pour les Américains, les Russes et les Japonais - sans parler des pays de l'Europe centrale - c'est de nouveau l'Allemagne qui exerce un leadership sur l'Europe.

L'heure de la grande explication

Ce qui n'est que partiellement vrai, car l'Allemagne a encore besoin de la France, et la France elle-même n'est plus celle de 1940. Elle est beaucoup plus riche et sa culture industrielle se trouve mieux adaptée aux réalités du monde moderne. Cela n'enlève rien au fait que le processus d'intégration économique est en panne, que les thèses anglaises hostiles à ce processus gagnent du terrain, que l'élargissement de l'Union européenne va encore les renforcer, et que l'Allemagne sera peut-être tentée de nous renvoyer comme un boomerang la doctrine gaullienne : oui à la coopération mais priorité absolue à ce que nous pensons être l'intérêt national allemand. Le document de la CDU-CSU ne dissimule pas cette hypothèse.

L'heure est venue d'une grande explication entre l'Allemagne et la France, en vue de la relance de la construction européenne. Explication ne veut pas dire ralliement aux propositions qui nous sont faites, mais examen en commun de l'ensemble des problèmes qui se poseront à une Europe élargie. On ne doit pas attendre que les échéances surgissent l'une après l'autre. Sinon, nous serons conduits à faire des concessions sans contre-partie ou à nous réfugier dans des refus aussi catégoriques que provisoires.

La France doit, à son tour, avancer des propositions. Mais est-elle en état de le faire ? Pour le moment la réponse est non. Entravée par ses différentes cohabitations et en proie aux déchirements de sa majorité parlementaire, elle-même soumise au chantage nationaliste, la France est réduite à l'impuissance... au moins jusqu'à l'élection présidentielle. Soutenir qu'elle n'a plus de politique étrangère serait sans doute exagéré, mais la vérité est que cette politique est dépourvue de toute stratégie.

Un sursaut demeure possible. Il existe toujours une chance. Mais si nous venions à la manquer, si nous continuions à nous complaire dans la célébration de nos anciennes victoires et dans l'exaltation de notre rang, la France, qui se trouve encore en série A, passerait lentement, progressivement mais inexorablement en série B. Que cela se déroule au son des fanfares nationales ou sous le charme des discours endormeurs.
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