Ce que peut faire et ne pas faire le PS

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), paru dans le quotidien Le Monde daté du 14 septembre 1989


 
Le Parti socialiste est capable d'entreprendre beaucoup de choses sauf de tenir un véritable congrès idéologique, j'entends par là un congrès qui ne serait pas amnésique, qui ferait ses comptes avec l'ancien programme - celui de la " rupture avec le capitalisme " - et qui parviendrait à jeter les bases d'une doctrine renouvelée du socialisme.

Je ne mets aucune intention polémique dans cette constatation. Je pense simplement qu'un parti qui gère les affaires de la nation (ou qui aspire à les gérer) n'est pas en position d'inventer des idées neuves. La création dans le domaine politique, comme dans les autres domaines, exige une totale liberté d'imagination, le droit à l'utopie et à l'erreur et donc un certain degré d'irresponsabilité ou, mieux, une situation de non-responsabilité. Ce qui est incompatible avec la démarche d'hommes qui exercent le pouvoir ou y participent d'une manière ou d'une autre. Ceux-là se doivent, en revanche, de retenir toutes les idées qu'ils estiment positives afin de les adapter aux réalités, d'en assurer la faisabilité. Le travail d'un parti est, dans une large mesure, un travail d'ingénierie politique.

Rappelons-nous l'effervescence intellectuelle qui caractérisait le Parti socialiste dans les années 70. C'est qu'il y avait beaucoup de grain à moudre. On le trouvait en abondance dans les greniers des essayistes, des sociologues, des économistes de la gauche et de l'extrême gauche, greniers qui s'étaient remplis à ras bords dans la décennie précédente. On pouvait espérer, les tris effectués, en tirer un pain consommable par la population française et on ne manquait pas d'occasions de se disputer sur les meilleurs moyens de le fabriquer.

Or, aujourd'hui, nous vivons une situation totalement différente. La culture révolutionnaire, qui a toujours servi de stimulant à l'action réformiste, dès lors qu'elle ne s'en tenait pas à un pur pragmatisme, cette culture a connu un effondrement à peu près total. On a beau regarder de tous côtés : on ne voit pas de successeurs aux gourous des années 60 et du début des années 70 dont les idées sont maintenant à l'état de ruines.

Marges de manœuvre

On a assisté, en contrepartie, à une résurgence des doctrines libérales. Mais elle a été trop brève et trop médiocre pour provoquer chez les socialistes autre chose que des réactions naturelles de rejet et quelques adhésions plus ou moins bien dissimulées. Donc une énorme vacance idéologique, un encéphalogramme à peu près plat. Certains s'en réjouissent. Fini le temps des mythes, abordons enfin les problèmes concrets sans a priori et sans préjugé ! A ceux-là, je conseillerai la prudence car l'histoire politique de ce siècle a connu des périodes où l'on croyait pouvoir annoncer la " fin des idéologies ", et d'autres périodes où celles-ci resurgissaient malicieusement au moment où on les attendait le moins. L'humanité peut difficilement se passer de mythes, qu'ils soient religieux ou laiques. Cela dit, il est clair que nous devons présentement raisonner dans le cadre d'une situation qui est effectivement a-idéologique.

Mille problèmes concrets s'y trouvent posés dont les plus importants pour les socialistes - parce que c'est à leur sujet que s'opère la différence entre la gauche et la droite - sont l'accroissement des inégalités et, en regard, les possibilités du " partage ", la capacité d'intégration des communautés minoritaires au sein de la société française, les obstacles à la construction d'une Europe qui ne se limiterait pas à l'ouverture des marchés.

Sur tous ces points, ne manquent ni les analyses ni les projets et donc les occasions de débats riches, fructueux et - pourquoi pas ? - " sans complaisance ". Ce qui fait difficulté c'est, évidemment, compte tenu des données internationales, l'étroitesse des marges de manoeuvre. En dehors du catalogue des refus que l'on peut dresser d'une manière plus ou moins bruyante, les diverses " sensibilités " du Parti socialiste sont conduites à jouer, sur une même partition, des musiques à peine différentes.

Il existe cependant une question sur laquelle pourrait s'amorcer le passage d'une démarche pragmatique à une réflexion théorique et où se justifierait pleinement ce qu'on appelait dans notre vieux langage une " analyse de classe ". C'est la question que soulève la montée des corporatismes ou, pour être plus précis, le développement des contradictions au sein du monde des salariés.

Ce n'est pas une question propre à la France (encore qu'elle y soit plus aiguë qu'ailleurs en raison du terrifiant déclin syndical). Ce n'est même pas une question propre à l'Europe occidentale. C'est une question qui se pose aussi dans les pays dits socialistes dès qu'ils s'engagent sur la voie de la démocratisation et des réformes (voir les interrogations de Solidarnosc et de l'opposition hongroise).

" Exploitation mutuelle "

A partir du moment où les salariés représentent de 80 % à 85 % de la population active (pays de l'Ouest), voire de 90 % à 100 % (pays de l'Est), il devient de plus en plus difficile de raisonner comme s'il s'agissait d'un monde homogène qu'il suffirait de rassembler pour mettre fin à la domination capitaliste d'un côté, à celle de la bureaucratie de l'autre.

D'autant plus difficile que, dans la conjoncture économique présente, les objectifs " unificateurs ", " globalisants " du passé ont dû être soit abandonnés soit révisés à la baisse. Je pense à l'augmentation générale des salaires, à l'accroissement du transfert de ressources en faveur de la Sécurité sociale, à la réduction de la durée du travail, à l'allongement des congés, à l'abaissement de l'âge de la retraite, etc., mais aussi aux espoirs soulevés par le " grand dessein " exprimé par le triptyque socialisation-planification-autogestion. Or, en l'absence de tels objectifs et d'un nouveau " grand dessein ", les divergences d'intérêt s'accroissent, les inégalités s'affirment et les mouvements sociaux revêtent un caractère de plus en plus catégoriel.

Les grèves qui ont éclaté depuis un an en France dans les transports, l'éducation nationale, le secteur de la santé sont, de ce point de vue, très révélatrices. Tout se passe comme si, en marge des affrontements " classiques " entre propriétaires de capitaux, dirigeants d'entreprises et salariés, se développaient, à partir de la disparité des réumunérations et des " avantages acquis ", ce qu'on pourrait appeler, selon une expression audacieuse, mais à mon avis très forte, de Pierre Naville, des formes d' " exploitation mutuelle ".

C'est de cette réalité que doivent tenir compte les socialistes lorsqu'ils viennent au pouvoir dans le cadre d'une économie capitaliste dominée par la logique du marché mais où peuvent se développer, en contrepartie, les initiatives de l'Etat, des communautés publiques et des organisations sociales. Il leur faut, pour accomplir de grandes (et de moins grandes) réformes, disposer à la fois d'une majorité parlementaire et, pour reprendre une ancienne expression de François Mitterrand, d'une " majorité sociologique ". Ils ont la première - même si elle n'est que relative - mais non la seconde. Il est vrai que leurs adversaires ne l'ont pas davantage. La société française est une société profondément émiettée. Le gouvernement de Michel Rocard s'efforce de gérer au mieux cette situation, et il y réussit. Pour aller plus loin, il faudrait que se développe une dynamique des forces sociales qui n'existe pas aujourd'hui. Peut-on la créer à partir de la définition d'un certain nombre de choix et de priorités ? C'est là, à défaut d'une révision idéologique qu'il n'est pas en mesure d'entreprendre, le vrai problème qui se pose au Parti socialiste.
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