La gauche va bien, mais est-elle encore socialiste ?

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 décembre 1997


 
Tout va bien pour le Parti socialiste. C'est le succès du « réalisme de gauche », et donc d'un homme et d'une équipe qui ont inauguré une nouvelle façon de gouverner. Le congrès de Brest les a plébiscités.

Cependant, une question se trouve posée. Certains la jugeront peut-être impertinente, mais il me paraît difficile de l'écarter : quelle idée du socialisme se font les socialistes d'aujourd'hui ?

Je me souviens d'un temps, pas trop lointain, où le socialisme annonçait la dissolution de l'ordre capitaliste. Or, les socialistes ne préconisent plus la socialisation des moyens de production et d'échange. Ils acceptent que la régulation de l'économie soit principalement assurée par le marché. Ils ne parlent ni de planification ni d'autogestion, et ils ne croient plus que le prolétariat puisse se transformer en classe dirigeante. Alors, encore une fois, qu'est-ce que le socialisme aujourd'hui ?

Une nostalgie des temps héroïques ? Un rêve dont on ne veut pas se réveiller ? Ou, plus simplement, la volonté de lutter contre les injustices sociales et l'aggravation des inégalités ? Le refus de voir se réduire la capacité d'intervention de l'Etat ? Une vision universaliste des droits de l'homme ? Un désir de repousser toujours plus loin les frontières de la démocratie ? Sans doute tout cela à la fois.

Dans un monde où le capitalisme apparaît triomphant, le mouvement socialiste n'a plus pour ambition que d'en limiter la toute-puissance, d'en corriger les règles et d'imposer le respect de valeurs s'inspirant aussi bien de la philosophie des Lumières que d'une certaine tradition chrétienne.

On est passé de la formulation d'un grand projet historique à l'expression d'une série d'objectifs d'ordre social ou moral.

Tout cela pousse naturellement la gauche vers le pragmatisme (ce qui ne veut pas dire vers l'opportunisme). Le « réalisme de gauche » prend appui sur des valeurs et cherche à changer ce qui peut être changé. Mais il souffre d'un sérieux défaut : il n'a jamais fait les comptes avec le passé. Tout en ayant laissé en chemin un grand nombre de repères idéologiques, les socialistes ne les ont pas véritablement effacés de leur mémoire. Ils ne parlent plus des nationalisations faites en 1982. Ils ne songent pas à renationaliser les entreprises qui ont été privatisées. Mais, dès qu'il est question d'ouvrir le capital d'une entreprise publique, ils se crispent. Les vieux réflexes jouent, alors que chacun sait que les notions de service public, de secteur public et de propriété publique mériteraient d'être redéfinies.

Il faudra bien, un jour ou l'autre, dresser le bilan des espoirs abandonnés, mais non oubliés.

Mais c'est, bien entendu, du côté des communistes que le poids du passé est le plus lourd. Il leur faut reconnaître que les terreurs stalinienne et maoïste ont fait des millions de victimes. Ils peuvent contester les chiffres et souligner le fait qu'eux-mêmes n'ont jamais eu l'occasion de mettre en application de telles pratiques. Mais, finalement, cette reconnaissance tardive ne les gêne pas outre mesure. Il s'est agi, disent-ils, de monstrueuses « déviations », étrangères aux principes communistes.

Ils n'aiment pas, en revanche, qu'on leur demande d'analyser les causes profondes de l'effrondement de l'Empire soviétique. Or, cet effondrement est moins lié à la condamnation du goulag qu'à l'échec économique. Les bureaucraties de l'Est européen n'ont pas été renversées. Elles ont commencé par admettre l'importance des rapports marchands, elles ont toléré un certain pluralisme politique, puis, après avoir vainement tenté de réformer le système, elles se sont résignées à mettre la clé sous la porte... tout en s'attribuant une grande partie des meubles qui se trouvaient dans la maison.

De cet échec économique, les communistes français n'aiment pas parler, car ils veulent croire que les « crimes » du stalinisme ne mettent pas en cause les orientations fondamentales du système. Sinon, pourquoi continuer à s'appeler communiste ?

Il faudra bien, un jour ou l'autre, dresser le bilan des espoirs abandonnés, mais non oubliés et, pour cela, revisiter les chemins parcourus depuis les temps lointains du Front populaire. Mais n'imaginons pas que cela signifiera la fin des idéologies. Les hommes ont toujours besoin d'avoir une idée de leur avenir. Aujourd'hui plus que jamais, puisqu'une grande partie de la population vit en état d'inespérance. Les « performances » du capitalisme ne parviendront pas, comme le notait François Furet, « à supprimer la demande démocratique d'une autre société ».

Lorsque les anciennes idéologies ne seront plus l'objet que de recherches historiques, il en apparaîtra probablement de nouvelles qui ne seront pas sans rapport avec celles qui les ont précédées, mais qui tiendront compte des changements intervenus dans le monde.

Et en attendant ? Eh bien, en attendant, vive Jospin et le réalisme de gauche !
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