Le crépuscule du mitterrandisme

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), paru dans le quotidien Le Monde daté du 10 septembre 1994


 
Il est toujours difficile de reconstituer l'atmosphère d'une époque. Ceux qui ne l'ont pas connue peuvent commettre des contresens. Quant aux survivants, ils ont toujours tendance à présenter les choses à leur avantage. Cela apparaît à travers la controverse surgie au sein du Parti socialiste - et en dehors de lui - à la suite de la publication du livre de Pierre Péan sur la jeunesse du président de la République.

Né en 1916 comme François Mitterrand, j'appartiens à une génération qui a vécu ses vingt ans dans l'attente puis l'accomplissement de grands événements. Cela portait naturellement nombre d'entre nous vers les extrêmes, c'est-à-dire vers la révolution communiste - ce qui fut mon cas pendant quelques années  ou vers ce qu'on appelait déjà la révolution nationale.

Nous combattions avec la plus grande énergie. Je me souviens parfaitement de cette " grève contre les métèques " de 1935, évoquée par Péan dans son livre. Nous avons, mes camarades et moi, évité de justesse que le mouvement qui paralysait les facultés de droit et de médecine ne s'étende à la Sorbonne. Qu'on ne vienne pas me dire que la xénophobie n'était pas au cœur de cette grève ! La cible en était les étudiants juifs polonais, que l'existence d'un numerus clausus chassait de leur pays.

La révolution nationale triompha, on le sait, à la faveur de la défaite. La démocratie fut jetée à bas et la République remplacée par l'Etat français. Dans leur immense majorité, les nationalistes des années 30 ont applaudi à la naissance du nouveau régime. Il répondait à toutes leurs aspirations. Jusqu'au moment où ce régime s'est trouvé inexorablement lié à la politique de la collaboration, c'est-à-dire à une logique de soumission à l'occupant allemand.

Une partie de la droite nationaliste s'est alors tournée vers le giraudisme puis vers le gaullisme. Disons que les victoires des armées alliées ont largement contribué à cette évolution.

C'est dans ce contexte qu'il faut situer les " révélations " du livre bien documenté et, je crois, très honnête de Pierre Péan. Le jeune François Mitterrand appartenait, avant la guerre, à la droite nationaliste. Evadé des camps de prisonniers, il a retrouvé à Vichy les hommes de sa famille politique. Il a sincèrement été pétainiste puis giraudiste, puis gaulliste, effaçant par son remarquable courage (ce même courage dont il fait preuve aujourd'hui face à la maladie) le " mauvais choix " qui avait été d'abord le sien. C'est en somme un itinéraire très classique et qui ne justifie pas, à première vue, un procès à retardement.

Ce procès a, d'ailleurs, eu lieu à plusieurs reprises. Lorsqu'en 1965 François Mitterrand a présenté sa candidature à la présidence de la République, il s'est trouvé, parmi les partisans de l'Union de la gauche, un certain nombre d'hommes - dont j'étais - pour tenter d'en obtenir le retrait. Pierre Stibbe a écrit, dans le Monde, en notre nom, un article qui a été ressenti comme une gifle par l'intéressé. Il est vrai que nous ne mettions pas seulement en cause son passé vichyste, mais aussi son attitude dans la première phase de la guerre d'Algérie.

Cela se passait il y a près de trente ans. Pourquoi revenir sur le sujet ? De jeunes socialistes répondent : parce que nous ne savions pas tout cela, parce que François Mitterrand n'a jamais véritablement assumé son passé (il ne le fait pas davantage dans son interview au Figaro du 8 septembre), parce qu'il a continué à voir et à protéger des hommes qui ont eu une lourde responsabilité dans la déportation des juifs et la répression de la Résistance. Autrement dit, ces jeunes découvrent un trait fondamental du comportement mitterrandien : l'ambiguïté.

Cette ambiguïté, je la connaissais bien sûr et, d'une certaine manière, j'ai pensé qu'il fallait s'en accommoder, à partir du moment où il m'était apparu, comme à beaucoup d'autres, que François Mitterrand était le seul homme capable de conduire la gauche à la victoire. Comment pourrais-je oublier l'immense joie éprouvée un certain soir de mai 1981, et la fierté d'avoir, sur la proposition de Pierre Mauroy, servi, au poste d'ambassadeur, le premier gouvernement mitterrandien ?

Certes, nous étions nombreux, au sein du Parti socialiste, à relativiser - c'est le moins qu'on puisse dire - les déclarations du premier secrétaire sur " la rupture avec le capitalisme " ou son adhésion au fameux tryptique " socialisation, planification, autogestion ". Cela ne correspondait évidemment pas à ses convictions véritables. Mais nous faisions alors confiance à une dynamique sociale qui, malheureusement, ne s'est pas produite, cependant que s'imposait la logique du marché international.

Un système de type féodal

Revenons cependant aux questions soulevées par le livre de Pierre Péan. Pourquoi François Mitterrand a-t-il si longtemps maintenu des liens avec des personnages compromis dans la collaboration ? Parce qu'il restait attaché à son ancienne famille politique ? Je ne le crois pas, même s'il semble continuer de considérer que, dans sa première phase, la politique de Pétain a été un moindre mal. Parce qu'il se montre toujours fidèle en amitié ? C'est, en partie, l'explication. Mais elle est très insuffisante.

En fait, les rapports avec René Bousquet et quelques autres s'inscrivent dans un système de pouvoir basé sur la gestion d'un vaste réseau de relations qui étend sa toile sur la plupart des secteurs de l'opinion. Le réseau fondé à la fois sur l'amitié, la complicité et les services rendus ne s'arrête pas aux frontières de la gauche et de la droite. Il permet à celui qui en a la maîtrise une multitude de combinaisons et de manœuvres possibles.

C'est ainsi que François Mitterrand a gouverné dans les bonnes comme dans les mauvaises périodes. Il trouve toujours quelqu'un pour accomplir ce qu'il désire, parce que ce quelqu'un sait qu'il sera aidé, défendu, protégé, récompensé, promu, même s'il passe pour un adversaire politique. Bien entendu, François Mitterrand n'a rien inventé dans ce domaine. Tous les hommes politiques ont leurs réseaux et pratiquent l'ambiguïté. Souvenons-nous des fourberies du général de Gaulle dans l'affaire algérienne. Mais chez François Mitterrand, ce système de type féodal, si drôlement décrit par Orsenna dans Grand amour, a atteint un certain degré de perfection. Il a, pour une large part, permis aux socialistes de se maintenir puis de revenir au pouvoir, tout en pratiquant une politique non socialiste (ce qui ne veut pas dire qu'elle était dépourvue de mérite : elle a eu, en réalité, beaucoup d'aspects positifs).

Ce dont nous ne nous rendions pas compte au départ, c'est que les ambiguïtés mitterrandiennes allaient devenir nos propres ambiguïtés, celles du mouvement socialiste dans son ensemble. Or, maintenant qu'est venue la défaite et que s'affirme une volonté de renaissance, c'est avec ces ambiguïtés et avec ce système de pouvoir qu'il faut rompre. Ce qui revient à dire - même si cela doit choquer bon nombre de militants attachés à la personne du président de la République, et même si cela ne se fera pas en un jour - que le mouvement socialiste ne renaîtra qu'au prix d'une rupture avec le mitterrandisme.
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