Quand l'ennemi s'appelle quiconque

Gilles Martinet

Point de vue signé par Gilles Martinet, ancien secrétaire national du PS (1975-1979), ancien ambassadeur de France à Rome, paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 septembre 1995


 
Pour l'immense majorité des observateurs étrangers, la reprise des essais nucléaires n'est rien d'autre qu'une manifestation de l'orgueil français. Cela n'est pas tout à fait vrai mais ce n'est pas si mal vu. Beaucoup de choses s'accomplissent en France par orgueil, quelquefois par simple vanité. Mais que serait la France si elle n'était orgueilleuse ? Elle a d'ailleurs quelques très bonnes raisons de l'être et qui ne tiennent pas seulement à son passé. La question est de savoir si, dans ce cas précis, l'orgueil est bien placé.

Et d'abord en quoi la possession de l'arme nucléaire justifie-t-elle un sentiment d'orgueil ? On nous l'a dit et répété depuis des années. Grâce à cette arme la France peut enfin assurer sa défense avec ses propres forces. Cela ne lui était pas arrivé depuis les guerres napoléoniennes ou, plus exactement, depuis 1870 et le désastre de Sedan. Nous étions entrés alors dans l'époque des coalitions. Encore pouvions-nous y jouer un rôle majeur. Mais, depuis la défaite de 1940, cela même nous était refusé. Face aux Etats-Unis et à la Russie, la France était devenue une nation militaire de second rang ayant besoin d'un protecteur plus puissant qu'elle.

L'existence de l'arme nucléaire l'a-t-elle délivrée de cette dépendance ? C'est ce que, après de Gaulle, ont soutenu tous les gouvernements français. Avec cette arme, ont-ils affirmé, la France peut dissuader quiconque de l'attaquer.

C'est ce quiconque qui est important. Qui peut-il bien être ? Au temps de la guerre froide, les choses étaient claires. On nous parlait bien de menaces « tous azimuts » mais on savait que le quiconque était soviétique, et si une agression était venue de ce côté-là, elle aurait provoqué non point une guerre franco-russe mais un conflit généralisé dans lequel nous aurions été inévitablement entraînés. Ce qu'on a appelé « l'équilibre de la terreur », c'est-à-dire le rapport de forces qui s'était créé entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, a permis d'éviter une nouvelle guerre mondiale.

Le fait que la France possédait déjà la bombe a-t-il joué un rôle dans cette période ? Sur le plan des grands équilibres militaires, ce rôle s'est révélé très faible. Sur celui des relations franco-américaines, il n'a pas été négligeable.

Dans la mesure où Washington envisageait la possibilité d'une « défense graduée », c'est-à-dire de l'utilisation d'armes tactiques sur le théâtre européen sans que les sanctuaires américains et russes soient eux-mêmes touchés, dans cette mesure-là il fallait bien tenir compte des réticences d'une France qui disposait d'une capacité de riposte, si limitée fût-elle. L'arme nucléaire était donc, avant tout, une arme politique.

Dans le domaine des essais nucléaires le choix essentiel est politique, et on ne peut lui trouver qu'une explication : l'orgueil.

Elle le redeviendrait si la même situation se représentait. Je veux dire si la Russie se montrait aussi menaçante que le fut l'URSS. Nous aurions alors à nous positionner de nouveau dans le cadre d'une alliance où l'on peut être conduit à suivre les Américains (voir la crise des missiles) tout en les contestant (la polémique sur la « défense graduée »).

Mais ce n'est pas la situation d'aujourd'hui. Alors qui peut être désormais le quiconque ? Assurément aucun de nos voisins qui se trouvent être nos partenaires et nos alliés. Depuis cinquante ans nous n'avons plus en effet d'ennemis à nos frontières. Et pourtant, il nous faut bien un quiconque pour justifier les essais, c'est-à-dire le développement de notre force nucléaire. Aussi nous parle-t-on de la menace qui pourrait venir d'Etats non européens susceptibles de posséder l'arme nucléaire dans un avenir plus ou moins proche. Mais ce n'est pas la France seule qui se trouverait dans ce cas sous la menace, et ce n'est pas la France seule qui aurait à y répondre. D'autant plus que cette réponse ne serait plus celle du « faible au fort » fondement de la théorie française de la dissuasion mais bien du fort au faible. Enfin, comment ne pas voir qu'en reprenant les essais on encourage cette prolifération que l'on dit redouter !

On nous glisse alors un autre argument : la force de frappe française serait destinée à la défense de l'Union européenne. En tant que partisan de la création d'un pôle militaire européen capable de rééquilibrer l'Alliance, je suis très sensible à cet argument. Mais je ne puis oublier qu'aucun gouvernement français n'a souhaité faire bénéficier nos partenaires européens et, en premier lieu, l'Allemagne de notre bouclier nucléaire. Cela ne relève, nous répétait-on, que de la souveraineté française, que de la seule protection du sol national. Et qui tenait ces propos avec le plus de force et de conviction, sinon le parti gaulliste ? Le néophyte européen qu'est Philippe Séguin ferait bien de relire ses discours sur l'impossibilité d'accepter une souveraineté partagée. « On est souverain ou on ne l'est pas, on ne l'est jamais à moitié » (discours à l'Assemblée nationale du 5 mai 1992). Or, il se trouve que l'essentiel de la capacité d'influence de la France tient à son appartenance à de grands ensembles et, en premier lieu, à l'Union européenne.

Le théorème du quiconque qui est à la base de la politique militaire française a peut-être eu l'avantage de nous persuader que nous n'avions rien perdu de notre « rang » mais a eu l'inconvénient de ruiner la possibilité que nous avions de constituer une force militaire certes réduite mais cohérente et efficace. En dehors des opérations dans l'Afrique subsaharienne, notre armée n'a été préparée à aucune des situations concrètes qu'elle devait être appelée à connaître. Nous n'avons pu mettre en ligne qu'une force disparate de 15 000 hommes dans l'opération du Golfe, et nous sommes incapables de renforcer, au-delà d'un certain seuil, les unités qui se trouvent dans l'ex-Yougoslavie. Lorsque le président Chirac a envisagé d'envoyer un millier d'hommes sur Gorazde ce qui était louable , nous nous sommes aperçus que nous n'avions pas les hélicoptères de transport nécessaires et qu'il fallait les demander aux Américains. C'est que notre armée est faite d'échantillons, souvent de haute qualité, mais d'échantillons. Et, par malheur, celui-là manquait !

Le maintien d'une force nucléaire est une chose. La priorité donnée à son développement en est une autre. Bien entendu, il existe des justifications à la décision qui a été prise. Les techniciens veulent toujours perfectionner ce qu'ils ont créé. Personne ne peut les en blâmer. Ils sont dans leur rôle. Mais, dans ce domaine, le choix essentiel est politique, et on ne peut lui trouver qu'une explication : l'orgueil. L'orgueil de défier tous les quiconque de la planète. Un orgueil certes inspiré par le patriotisme, mais un orgueil qui ignore superbement le nouvel état du monde. Un orgueil qui se veut force alors qu'il n'est, je le crains, que le masque d'une faiblesse.
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