Construire l'eurogauche

Pierre Mauroy

Point de vue signé par Pierre Mauroy, paru dans le quotidien Le Monde daté du 31 mars 1989


 
Les socialistes peuvent être satisfaits du bilan des élections municipales. Avec soixante-quatre villes de plus de neuf mille habitants gagnées, leur progression est sensible. Simultanément, les communistes paraissent amers. Ils ne sont toujours pas parvenus à enrayer leur déclin. Cette contradiction explique à elle seule le mauvais climat qui a accompagné les alliances électorales conclues entre les deux formations. Les accords ont toutefois fonctionné. Ils étaient indispensables pour assurer la progression et les victoires de la gauche. J'ajoute que la démarche a été plus aisée et les résultats meilleurs lorsque les alliances ont été passées dès avant le premier tour.

Les acquis encore sauvegardés cette fois-ci, la capacité de rassemblement de la gauche maintenue, demeurent, chacun le pressent, particulièrement fragiles et menacés. Les communistes doivent en prendre conscience à un moment où le raidissement de l'appareil fait pointer le risque d'une nouvelle détérioration de nos relations.

Au-delà des intérêts électoraux des uns et des autres, au-delà de la sauvegarde de situations acquises, quel peut être aujourd'hui le sens du rassemblement des forces de gauche ? Ne se plait-on pas à nous répéter que cette logique a fait son temps, qu'il n'y a plus rien à espérer de cette voie présentée, non sans arrière-pensée, comme périmée ? C'est oublier quel était le sens historique d'une démarche engagée avec hésitation du milieu des années 60, affermie durant les années 70 en dépit de tensions et de crises, concrétisée en 1981 par des responsabilités partagées dans la conduite de réformes essentielles avant de s'échouer en 1984 sur les grands choix d'une rigueur indispensable à la modernisation, donc au retour à la croissance.

L'alliance entre socialistes et communistes, base du rassemblement de l'ensemble des forces de gauche, ne s'est jamais limitée, dans l'esprit de ses initiateurs, à une simple addition de suffrages. Force est d'admettre que, pour autant, elle n'a jamais débouché sur un véritable projet commun. La dimension électorale est donc devenue prépondérante et demeure, aujourd'hui encore, une nécessité incontournable aussi bien pour ouvrir les portes de l'Elysée à un candidat socialiste que pour assurer au parti socialiste et à ses alliés une majorité à l'Assemblée nationale comme dans les collectivités locales et territoriales.

Le projet historique de rassemblement repose toutefois sur une ambition plus vaste. Il a pour objectif la nécessaire mutation des différentes composantes de la gauche afin de jeter les bases d'une organisation des forces de progrès capable d'affronter le prochain siècle et d'élargir les réflexions et les propositions aux dimensions du nouvel espace européen. La construction d'une " eurogauche ", la définition d'une stratégie de la gauche à l'échelle de la Communauté européenne, impliquent, pour nous Français, d'en finir avec nos maladies infantiles dont les élections municipales, en dépit des succès socialistes, viennent encore d'offrir une illustration.

Chacun les connait, mais je crois nécessaire de les rappeler : un niveau de participation aux consultations électorales en préoccupante régression : même si la dernière consultation a évité le pire, les abstentions se situent au plus haut niveau depuis la Libération ; des formations politiques à l'autorité trop fragile, qui organisent, comme militants ou même simples adhérents, au mieux 3 % à 4 % du corps électoral, pourcentage indigne d'une authentique démocratie ; un taux de syndicalisation qui continue de chuter et devient ainsi le plus faible de la Communauté ; une vie associative toujours insuffisante et même, dans bien des secteurs, exsangue. Il est, à cet égard, paradoxal d'entendre les médias dénoncer le pouvoir, jugé excessif, des appareils politiques et syndicaux, alors même que c'est leur faiblesse qui mine la qualité de notre démocratie en laissant les citoyens sans intermédiaires face aux institutions.

Le vertige sectaire du PCF

La gauche, de par le caractère indispensable de son ancrage militant, est la première affectée par ces évolutions. Son avenir passe donc par une rénovation interne qui permette de surmonter la dispersion syndicale et de favoriser le développement de réseaux militants souples, diversifiés, adaptés aux réalités de la vie politique, sociale, économique et culturelle contemporaine. Les dirigeants de partis ont, à cet égard, une responsabilité particulière, des initiatives à proposer. Contrairement à ce qui se dit trop souvent, la social-démocratie ne se réduit pas à du socialisme ayant mis de l'eau dans son vin. Elle traduit une capacité d'organisation. C'est bien là sa force et notre faiblesse française chronique. La social-démocratie, c'est une capacité à mobiliser non seulement des forces politiques, mais aussi sociales, mutualistes, associatives...

En ce sens, il ne serait pas excessif de dire que, par les formes de son enracinement populaire, le Parti communiste italien est assimilable à la social-démocratie d'Europe du Nord, dont il tente d'ailleurs de se rapprocher intellectuellement. Je ne vante pas les mérites de l'organisation pour le plaisir. Elle est indispensable mais non suffisante. Le Parti communiste français nous en apporte l'illustration, lui qui, par aveuglement idéologique, s'est révélé incapable de préserver ses réseaux. Au fur et à mesure que, succombant au vertige sectaire, il s'éloigne de ses alliés naturels, ce sont des pans entiers de sa structure qui s'effondrent.

Je redoute, au vu de ce qui a pointé lors du scrutin municipal dans certaines communes, que de nouvelles générations de militants communistes ne soient formées avec pour seule perspective la lutte contre le Parti socialiste. Or, certains débats idéologiques qui se sont prolongés jusque dans les années 60 ne trouvent-ils pas leur conclusion dans le révisionnisme actuellement à l'oeuvre en Union soviétique ? Faudrait-il maintenir artificiellement à Paris des analyses que l'histoire contemporaine a rendu caduques ? Les communistes français n'échapperont pas à la nécessité vitale d'une réflexion sur leurs orientations comme sur leur modèle d'organisation. Ils devront même pousser loin ce travail s'ils veulent éviter le repli qui les guette et qui rendrait impossible tout travail en commun.

Les socialistes ne souhaitent pas que les communistes s'enferment dans une logique suicidaire. Le risque existerait alors de voir la gauche redevenir minoritaire non en raison de la puissance de ses adversaires mais du fait de sa propre faiblesse. Le Parti socialiste, pour sa part, a engagé un travail de mise à jour de ses orientations, mais aussi de ses modes de fonctionnement qui débouchera lors de notre congrès idéologique. La capacité de rassemblement de la gauche dans le futurpasse par de tels réajustements. Si chaque courant de la gauche est naturellement porteur de sa propre mutation, il détient aussi une part de la capacité d'évolution de l'allié-rival. Voilà pourquoi je crois indispensable, aujourd'hui, de rappeler le sens de la dynamique historique de rassemblement de la gauche.

Qui ne voit que la perestroika contribue à résorber la fracture idéologique provoquée par la révolution bolchévique de 1917 ? Un tel clivage a-t-il encore un sens pour l'avenir de la société française ? Il ne s'agit pas de nier des différences de sensibilité, ni d'ignorer des oppositions culturelles, ni de sous-estimer le poids des cheminements historiques distincts mais de chercher à dépasser ces divergences.

Que cette pédagogie de la démarche commune puisse encore être menée à bien, en dépit d'un contexte nationale délicat, dans la plupart des villes françaises dirigées par la gauche, me parait constituer une étape importante. Elle a, à mes yeux, l'immense mérite de préserver l'avenir et surtout, en lui donnant un répit, elle appelle le PC à une réflexion salutaire avant de faire ses choix politiques.

Renforcer la social-démocratie

S'allier, ce n'est pas seulement préserver les intérêts des uns et des autres. S'allier, c'est rechercher une dynamique. Par rapport à l'électorat certes, mais aussi par rapport à chacune des composantes de l'alliance. Deux décennies seulement se sont écoulées depuis qu'a été engagée la longue marche qui doit permettre à la gauche européenne de surmonter la scission de 1920. Les fleurs de l'eurocommunisme, celles de l'union de la gauche, n'ont pas produit tous les fruits escomptés. Faut-il pour autant abandonner les avancées réalisées ? A l'échelle de l'histoire, vingt ans, c'est bien peu.

Déjà l'Assemblée de Strasbourg contraint à un minimum de travail en commun. Socialistes et sociaux-démocrates d'une part, l'ensemble des forces de la gauche européenne d'autre part, sont encore loin toutefois de définir l'avenir en commun, de disposer d'un projet cohérent à l'échelle du continent susceptible de les rassembler. Le risque existe, en conséquence, de voir la gauche européenne s'user en ordre dispersé à endiguer une poussée libérale favorisée par le processus d'intégration communautaire. C'est contre ce risque que le rassemblement des composantes de la gauche européenne doit nous prémunir.

D'autant qu'avec ses variantes, ses insuffisances et ses défauts, l'" Etat-providence " est une création originale du génie de l'Europe. L'équivalent n'existe ni en Amérique du Nord, ni au Japon. Ses bases ont même résisté en Grande-Bretagne à une décennie de libéralisme militant. C'est donc bien autour des valeurs de l'Etat-providence, telles qu'elles sont exprimées par la social-démocratie, que pourra, à terme, se mettre en oeuvre l'Europe économique et sociale en cours de construction. Et que pourrait se réaliser plus tard la synthèse porteuse d'une plus large unification européenne. Toute la gauche de la Communauté devrait en prendre conscience.

Que ce soit à l'échelle nationale, ou à celle du continent, seule notre capacité à surmonter par un effort commun la rupture idéologique d'il y a plus de soixante-dix ans, comme la rupture géo-politique des lendemains de la guerre, peut amener socialistes et communistes à ouvrir ensemble d'authentiques perspectives. Mais qui nous dit que cette Europe, au fur et à mesure de sa mise en œuvre, n'ouvrirait pas des perspectives plus vastes encore ? Son dynamisme a créé déjà un fort mouvement dans les pays européens non encore partenaires. Et déjà, des évolutions capitales semblent s'engager à l'Est, qui, si elles vont au bout de leurs promesses, peuvent permettre aux générations futures de poser en d'autres termes le problème de l'unification européenne.

Que l'analyse porte sur les problèmes que pose la construction de l'Europe de demain, ou celle de l'Europe du siècle prochain, les idées ont pris toute leur force et créent une situation irrémédiable. De quelque côté qu'ils se tournent, les communistes français ne peuvent qu'évoluer ou se marginaliser.
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