Un autre monde est possible

par Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélenchon

Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 13 août 2002



Henri
Emmanuelli



Jean-Luc
Mélenchon



Etrange mais significative, cette question d'un institut de sondage qui oppose une gauche "plus à gauche en combattant la mondialisation néolibérale" à une gauche " moins à gauche donnant la priorité à la modernité " (sondage CSA, juillet 2002) ! Mais tel est pourtant bien le refrain des griots du nouvel ordre du monde : au bout du compte, là où; finit la gauche commencerait la modernité.

Ce trompe-l'œil repose sur une supercherie : la confusion méthodiquement entretenue entre la modernité des techniques, l'extension universelle des échanges qu'utilise la mondialisation libérale, et la finalité marchande, profondément régressive, amorale et inégalitaire de cette dernière.

Pour nous, tout au contraire, comme pour un nombre croissant de femmes et d'hommes de gauche, l'interdépendance croissante de l'humanité, les nouvelles frontières que la science permet de franchir, dans les aspects les plus fondamentaux de la matière et du vivant, les limites écologiques incontournables que le modèle de croissance à l'œuvre trace à l'avenir de la planète, poussent à l'impérieuse nécessité d'inventer un nouvel horizon de civilisation. C'est-à-dire un dépassement du nouvel âge du capitalisme dans lequel nous vivons, de sa tendance spontanée à tout transformer en marchandise et à appauvrir l'activité humaine en la subordonnant aux seuls critères de l'accumulation, du profit et de la financiarisation.

Ce dépassement concerne aussi bien les formes que le contenu de la production et des échanges, mais aussi les normes culturelles qui dominent notre temps, modèlent l'imaginaire collectif, et les normes de comportement individuel plus profondément qu'aucune idéologie dominante ne l'a jamais fait dans le passé.

Il n'y a de gauche crédible qu'au prix de cette ambition globale et de l'effort qu'elle nécessite. Les mouvements sociaux de par le monde, les expériences de gouvernement local ou national, les recherches des intellectuels et les pratiques militantes de terrain ont ouvert maintes pistes dans cette direction. Le modèle du développement durable des économies, les critères de développement humain des sociétés sont déjà des repères effectifs pour nombre d'initiatives concrètes... Dès lors, quand tant de forces et d'intelligences sont disponibles pour penser et construire un autre futur, quand l'urgence sociale, écologique et démocratique frappe si fort aux portes de tous les pouvoirs, c'est à une alternative plutôt qu'à une alternance qu'il faut ouvrir la voie. L'exercice du pouvoir, pour une large, très large partie de la gauche, n'a de sens que s'il permet de changer le cœur des règles du jeu qui gouvernent notre vie en société. Ce réformisme radical ne supporte plus les mensonges quotidiens des satisfaits du système, car il en mesure les conséquences.

C'est un mensonge de faire croire que des acquis sociaux aussi élémentaires que le droit à la retraite par répartition, les services publics, la santé et l'éducation pour tous, mis en place à la Libération, quand le pays était détruit, sont devenus des luxes infinançables quand le pays est plus riche qu'il ne l'a jamais été de son histoire. Et ce mensonge facilite les projets de marchandisation de tous ces services. C'est un mensonge de faire croire qu'on pourrait changer la vie du plus grand nombre sans changer la répartition de la valeur ajoutée. Et il exaspère la concurrence de tous contre tous qui finit si vite dans la xénophobie, le racisme et l'obsession sécuritaire. C'en est un autre d'ajourner sans cesse les choix fondamentaux qu'il faut opérer dans la gestion des ressources naturelles pour répondre aux effets de la crise écologique. Jusqu'à ce que tous les biens communs comme l'air pur ou l'eau, par exemple, gratuits pendant des millénaires, soient assez rares pour devenir des marchandises chères.

C'est une lâcheté de faire mine de croire que l'ordre économique actuel du monde est séparable politiquement, diplomatiquement et militairement de l'hyperpuissance américaine. Jusqu'à ce que sa politique mène à des fractures irréversibles avec des peuples entiers et que les solidarités d'alliance deviennent une pure et simple vassalisation. C'est une duperie de prétendre lui créer un contrepoids avec la construction européenne quand celle-ci s'aligne à marche forcée sur le même modèle économique et social, tout en refusant obstinément la révolution démocratique de ses institutions qui rendrait les citoyens réellement maîtres et responsables de son évolution. Jusqu'à ce que les pires ethnicismes ne reviennent enfermer les peuples chacun dans une haineuse impuissance nationaliste.

C'est une erreur démagogique de dénigrer l'unité et l'indivisibilité de la République comme une mutilation de la légitime spécificité des terroirs et de stigmatiser la laïcité comme une limitation de la liberté individuelle. Jusqu'à ce que la loi, et notamment la loi sociale, ne soit plus la même pour tous, que le ghetto devienne le nouveau modèle de convivialité et que le primat de l'intérêt général ait disparu dans l'arbitrage contractuel des intérêts particuliers. Tel est le futur promis des mensonges de la prétendue modernité.

C'est une course de vitesse qui est engagée contre la montée de l'adhésion aux thèses de l'extrême droite et contre l'extension des normes du libéralisme, qui se nourrissent si bien l'une de l'autre ! Le temps est passé des illusions toujours déçues d'un accompagnement social des pseudo-évidences libérales. Notre pays peut ouvrir la voie d'un autre futur, conformément à son histoire et à sa puissante singularité sociale et républicaine. C'est bien aux forces politiques de toute la gauche de se rendre disponibles pour cette ambition et pour l'action en profondeur qu'elle exige. D'abord en comprenant l'urgence politique : il faut construire une convergence idéologique et militante de toute la gauche.

Ce n'est pas de la synthèse entre les équipes présidentielles du Parti socialiste ni des accords entre les directions des divers partis de gauche pour se partager les investitures électorales qu'il est question ici. Il s'agit de tourner la page du système de la répartition des rôles qui a vécu avec la gauche plurielle : aux uns la gestion, aux autres, chacun pour soi, le social, l'écologie, la République, et ainsi de suite. Nous en avons tous payé le prix : l'éclatement de la pensée, la stérilisation des programmes et, surtout, l'impuissance à construire une nouvelle conscience civique cohérente capable d'éduquer et de mobiliser la société tout entière sur des objectifs collectifs.

C'est à cette convergence que nous voulons travailler concrètement, non seulement entre socialistes, mais tout autant, en France, en Europe et dans le monde, avec toutes les consciences de gauche, sans exclusive, qui cherchent comme nous à proposer une alternative progressiste, globale, concrète et praticable. Dans l'immédiat, nous choisissons d'unir nos voix et nos énergies pour proposer ensemble ce chemin à tous les socialistes au moment où; ils préparent un congrès décisif. Ce congrès n'est pas qu'une affaire interne. Ses choix concerneront toute la gauche, compte tenu de la place centrale que des millions de femmes et d'hommes ont confiée au Parti socialiste en utilisant ses bulletins de vote pour faire vivre leur adhésion à l'idéal de gauche. En ce sens, notre initiative concerne tous ceux qui veulent refonder la gauche tout entière. Et c'est en ayant cette exigence à l'esprit que nous l'entreprenons pour construire le renouveau socialiste et ouvrir le dialogue avec toutes les forces progressistes. Entre Porto Alegre et Davos, nous invitons à choisir activement et sans ambiguïté. Nous faisons nôtre l'utopie concrète du premier, qui est son mot d'ordre : " Un autre monde est possible  ! "
Henri Emmanuelli ancien président de la commission des finances à l'Assemblée nationale, est animateur du courant Démocratie et égalité au Parti socialiste.
Jean-Luc Mélenchon ancien ministre délégué à l'enseignement professionnel, est porte-parole du courant de la Gauche socialiste.
Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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