La guerre scolaire
invisible

 par Jean-Luc Mélenchon, ancien ministre délégué chargé de l'Enseignement professionnel
 Point de vue paru dans le journal Libération daté du vendredi 6 décembre 2002


 

Un sondage commandé par la FSU relance le débat sur le collège unique. Stop ou encore ? Un vrai serpent de mer... J'ai eu à en connaître, dans ma responsabilité ministérielle. J'en retrouve les protagonistes. Mais les postures bougent. Je sens moins de certitudes. Pendant ce temps, la droite gouverne.

La droite ! Somptueuse, comme une caricature d'elle-même, elle commence par sacrifier le budget scolaire ! Il n'y a pas besoin d'être grand prophète pour deviner combien nous allons tous vite payer cher socialement les postes qui ne sont pas créés, ceux que l'on supprime et ceux que l'on ne remplacera pas. Mais détestation n'est pas raison. Nous savons tous intuitivement que la bataille pour les moyens ne résume pas la question de l'avenir de notre école. Cela n'enlève rien à la valeur de cette bataille. Les syndicats la mènent, plutôt efficacement. Mais nous tous, comme citoyens, garants de l'intérêt général, pouvons-nous en rester là ?

Les tergiversations de la gauche politique et syndicale sur la question du collège ne sont-elles pas significatives d'une perplexité plus étendue ? A maints égards, la cause de l'école est devenue confuse. Une confusion dévastatrice pour une conscience de gauche. Car l'école est bien davantage qu'un service public. Elle incarne un idéal social et philosophique. L'école affirme, de façon permanente et quotidienne, un humanisme républicain militant : la personne humaine est perfectible et le savoir est la clef de toute émancipation personnelle. Emanciper, voilà la mission de l'école. Le savoir comme valeur d'usage, moyen de l'émancipation mentale, le savoir comme valeur d'échange, socialement reconnu sur la feuille de paye. Ainsi, un combat pour l'école est donc toujours à la fois philosophique et social. Il faut y penser en manifestant.

A notre tour donc, nous devons aussi interroger nos doutes récents. Ne pas le faire, ce serait nous cacher certaines inavouables concessions à l'ordre des choses que nous prétendons combattre. Car des mots les plus nobles qui ont justifié nos mobilisations scolaires les plus ardentes, combien de fois dorénavant ne nous contentons-nous pas d'en remuer l'écume ?

Laïcité ? Une soutane à l'horizon d'un établissement scolaire peut à juste titre déclencher une émeute. Mais l'invasion sournoise de la publicité dans le matériel pédagogique, la tyrannie quotidienne des marques et des logos, le dressage mercantile des jeunes esprits à un modèle de consommation qui est sa propre fin violente et ostentatoire, toute cette aliénation radicalement contraire à l'idéal laïque, aussi étouffante même qu'un tchador . Nous préférons ne pas voir.

Gratuité ? Sans un mot de protestation, le Salon de l'éducation peut mettre en scène devant un demi-million de parents et d'élèves les centaines d'officines privées des marchands de savoirs ! Tendance lourde. Les 1 400 milliards de dollars de dépenses éducatives du monde développé font saliver peut-être davantage encore que les budgets de dépense sociale. Tout ce que l'univers compte de créatures de finance qui veulent tout transformer en marchandises met la pression maximale sur les Etats et les sociétés. Mais c'est pourtant comme si la prise de conscience n'avait pas commencé.

Egalité ? Pourquoi hiérarchisons-nous avec une telle bonne conscience les savoirs et les filières d'enseignement ? Pourquoi l'enseignement général, son contenu, ses méthodes pédagogiques, ses parcours demeurent-ils l'horizon indépassable de notre vision de ce qu'est l'élite d'un pays ? Quand la moitié de chaque classe d'âge est scolarisée dans l'enseignement professionnel et technologique, d'où vient ce mépris de caste et de classe qui fait tordre le nez aux belles consciences qui les regarde comme des sous-développés et des déchus ? Pourquoi cet acharnement à vouloir un collège unique, mythique et à jamais irréalisable, comme si la scolarité obligatoire s'arrêtait en fin de troisième. Comme si, à 16 ans, l'écrasante majorité des jeunes ne se trouvait pas en lycée. Et donc comme si la vraie question n'était pas de savoir si oui ou non nous sommes décidés à emmener 80 % de chaque classe d'âge au bac.

Comment y parvenir ? Il faut doubler le nombre des jeunes de la voie technologique et professionnelle qui arrivent au bac. Aujourd'hui, la moitié d'entre eux s'arrête en chemin. Et, s'ils s'arrêtent, c'est parce qu'il leur faut travailler pour vivre comme ils le font déjà souvent le soir et le week-end tout en allant à l'école. La bonne société s'en fout. Elle ne croit pas que ces bacs-là sont de « vrais » bacs. Les conservateurs et les gauchistes, les uns sur les genoux des autres, ne voient dans ce fauchage massif que le désolant stigmate de l'échec de pauvres diables dans le palais de carton-pâte de la voie générale. Les mêmes ne veulent rien savoir non plus de ces 40 % d'étudiants du supérieur qui vivent dans la pauvreté et la précarité, ni des 50 % d'inscrits en première année qui se font éjecter sans résultat en deux ou trois ans. Cette aristocratie des bien-pensants méprise la professionnalisation dans le secondaire et la regarde de très haut dans le supérieur.

Finalement, le peuple populaire est terriblement exotique dans un pays dominé par le mythe d'une classe moyenne en col blanc qui se la coulerait douce dans les bureaux... Massivement, les élites intellectuelles et politiques du pays méconnaissent radicalement le contenu intellectuel de plus en plus élevé du travail qualifié dans une économie développée. Ceux-là croient que les chaudronniers font des chaudrons, alors qu'ils fabriquent le corps des bateaux, des trains et des avions. Ceux-là pleurnichent sur le déclin de la France, parce qu'ils ignorent que pas un avion chez les très grands constructeurs ne vole sans son moteur français. Ceux-là admirent Bill Gates et son logiciel de secrétariat parce qu'ils ignorent que pas un bateau, pas un avion, pas une voiture bientôt, mais aussi les chaussures, et des milliers d'objets de la civilisation contemporaine ne sont fabriqués dans le monde sans recourir au logiciel d'une société française...

Ces résultats, lourdement ignorés, sont ceux de l'école républicaine. Nous sommes le seul pays au monde qui dispose d'un enseignement professionnel public d'Etat. Le seul qui ait inventé une méthode de professionnalisation durable, c'est-à-dire autoévolutive. Et, pourtant, les bavards qui parlent pour l'école insultent à longueur de temps cette réussite éblouissante en regardant ce peuple et son école avec suffisance, arrogance et, pire que tout, souvent avec compassion. Bref, nos élites politiques continuent à croire à l'opposition entre travail manuel et intellectuel à l'heure où le moindre travail dit manuel requiert des niveaux de connaissances et de savoirs absolument ignorés des faiseurs d'opinion. Mais, vieille affaire bourdieusienne, si ces élites l'admettaient, elles devraient prononcer la déchéance de leur propre place dans un univers de hiérarchisation symbolique qui commence à l'école et s'épanouit dans les codes sociaux des castes dominantes. Libérer l'école, c'est-à-dire libérer le goût de savoir et d'apprendre, c'est au fond libérer la société de ses préjugés et de ses dominations.

On ne peut donc agir utilement et efficacement pour l'école sans partir de son rapport au travail. C'est-à-dire à son contenu intellectuel. L'école est concernée. Mais aussi au rapport social qu'il institue. L'école est encore concernée. La valeur nationale des diplômes qu'elle délivre autorise leur reconnaissance dans les conventions collectives. Bref, si la cause de l'école est devenue floue à gauche, c'est pour les mêmes raisons que la conscience de gauche l'est elle-même devenue plus généralement. Pour retrouver la netteté de vision, il faut faire la mise au point sur la valeur travail. L'école n'est pas un compartiment de la vie d'une société. Elle en est le résumé. Comme on pense l'une, on pense l'autre.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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