Un anniversaire
comme un autre



Interview accordée par François Mitterrand, Président de la République, à l'Hebdomadaire Vendredi daté du 10 mai 1991


 

"Un anniversaire comme un autre". Ainsi auriez-vous commenté le 10 mai 1991. Comprenez-vous quand même que les socialistes souhaitent faire de cette période un moment de réjouissances ?
A mes yeux, le dixième anniversaire de mon élection à la Présidence de la République ne revêt pas un caractère particulier.

Je comprends cependant que le parti socialiste souhaite commémorer l'événement et réfléchir à cette occasion aux années écoulées. A condition de ne pas borner là cette célébration. Je pense que nous devons sans cesse nous projeter dans l'avenir. L'heure n'est pas au bilan, mais à la continuité d'un effort résolu.

Existe-t-il un socialisme à la française ? Comme la société d'économie mixte, socialisme réformiste ?
Le socialisme "à la française" ? Il doit rester fidèle à ses sources qui sont les sources mêmes du mouvement socialiste dans son ensemble parmi lesquelles : le refus de toute forme d'oppression et la volonté de transformer la société. Quoi qu'on dise ici et là, le monde a changé depuis la première révolution industrielle du début du XIXème siècle et le combat des socialistes y est pour quelque chose ! Certes, le socialisme n'est plus, dans sa formulation, dans son expression, ce qu'il était il y a cent ans, mais le capitalisme aussi est différent de ce qu'il était alors. Il est de fait, en tout cas, qu'il ne s'est pas réformé tout seul, Vous me parlez également de " société d'économie mixte ". C'est une formule qui définit moins l'idéal du socialisme que la situation à laquelle nous sommes parvenus. Disons que les mécanismes du marché n'ont de valeur que par l'usage qu'on en fait. Le rôle des socialistes est de veiller à ce qu'ils n'écrasent pas les faibles au bénéfice des puissants, qu'ils n'oppriment pas les couches sociales représentatives du prolétariat d'aujourd'hui.

Quelle place internationale voyez-vous pour la France à l'orée du siècle prochain ?
L'orée du siècle prochain ? Mais nous y sommes. Il a sans doute commencé avec la chute du Mur de Berlin, point d'orgue du siècle finissant. Au demeurant, le XXème siècle pourrait bien avoir pour certificats de baptême la signature de la Charte de Paris pour la nouvelle Europe et les plus récentes résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui annoncent la véritable vocation de cette institution.

La place de la France sera, comme toujours, fonction de ses initiatives, de son audace d'esprit, de son autorité politique et morale. Son rôle dépendra de sa capacité à poursuivre les actions auxquelles elle s'est attachée : la construction de l'Europe, le développement des pays les plus pauvres, le maintien de la paix par l'organisation du désarmement, de l'arbitrage et de la sécurité collective, trilogie inséparable ; le respect du droit, en l'identifiant à toujours plus de justice et en l'ouvrant à des domaines nouveaux (protections des minorités, défense du milieu naturel, maîtrise des avancées de la science, etc.).

Pour ces objectifs, la France cherche à mobiliser la communauté internationale. Le chemin parcouru depuis 1981 en offre de nouveaux exemples.

Nous resserrons nos liens avec nos partenaires de la Communauté européenne. Le marché unique qui garantira aux personnes et aux biens une liberté de circulation sans entraves sera bientôt une réalité. L'union politique, économique et monétaire, que nous négocions en ce moment même, renforcera notre sécurité et notre prospérité par une solidarité accrue, La Communauté qui s'élargira, la CSCE qui s'est structurée, la Confédération qui verra le jour, vont rassembler l'Est et l'Ouest de l'Europe.

Après la guerre du Golfe, nous travaillons à l'avènement du nouvel ordre international annoncé. C'est pourquoi nous avons déclenché le mouvement qui a abouti à la Résolution 688 du Conseil de Sécurité, appliquée à l'Irak, et nous continuons d'agir pour une paix juste dans tous les conflits du Moyen-Orient.

A l'égard du Tiers monde, la France est pratiquement à l'origine de toutes les mesures qui ont allégé la charge de la dette. Elle est la première des grandes nations industrielles pour l'aide apportée par référence au Produit Intérieur Brut. Elle continue, non sans peine, de plaider pour un plan mondial sans lequel rien n'aboutira durablement. Mais j'abrège.

Je crois que notre politique internationale est reconnue partout, et plus que jamais, comme notre Histoire le mérite.

Ingérence-assistance, comment pourrait évoluer le droit international pour faire face à la souffrance des peuples sans attendre les procédures.
Le droit international régit les relations entre Etats. Les individus n'ont pas été considérés, jusqu'à présent, comme sujets de droit dans un ordre international qui se caractérise par la présence, parfois obsédante, des Etats avec pour corollaire la non-ingérence dans leurs affaires intérieures qui figure dans l'Article 2 du paragraphe 7 de la Charte de l'ONU.

Face à la souffrance des hommes et des peuples, il fallait faire évoluer ce droit pour, en quelque sorte, y incorporer ce qui existe déjà dans notre droit interne, l'obligation d'assistance à individus, voire à peuple en danger.

Aussi, dès janvier 1987, ai-je entrepris d'agir pour que le droit des personnes ne soit plus nié par le droit des Etats. Je ne me faisais pas d'illusion tant la tâche était rude. Et pourtant en peu d'années, que de progrès ! A deux reprises, l'Assemblée générale des Nations-Unies, à l'initiative de la France, s'est prononcée pour reconnaître, par consensus, le rôle des organisations non gouvernementales dans les " situations de catastrophes naturelles et autres urgences du même ordre " (résolution 43-131 du 8 décembre 1988) et l'ouverture de " couloirs d'urgence humanitaire " résolution 45-100 du 14 décembre 1990). Enfin, toujours sur notre proposition, le Conseil de Sécurité de L'ONU, le 5 avril 1991, a adopté la résolution 688, base sur laquelle s'organise actuellement, en faveur des Kurdes mais aussi des Chiites irakiens, la plus grande opération d'assistance humanitaire de l'Histoire.

Le droit international, vous le voyez, a évolué, et peut-être de façon décisive, pour tenir compte de la très grave préoccupation que vous avez mentionnée. C'est un droit en mouvement. Il faut consolider cette avancée et cela ne pourra se faire qu'en définissant des procédures. Mais ne croyez pas pour autant que tout est désormais possible et que le tabou de la non-ingérence a définitivement volé en éclat. L'histoire de la démocratie nous apprend qu'un droit ne peut s'enraciner qu'au terme d'une longue lutte, au moyen de limitations précises,

Bref, la résolution du Conseil de Sécurité a créé un précédent dont la portée reste à définir. Confirmons, au-delà de la tragédie kurde, un progrès irréversible en codifiant, et pourquoi pas par un traité international, ce nouveau pas vers la reconnaissance, sur la scène internationale, de la place primordiale de l'individu et de ses droits fondamentaux.

Quand on regarde la société française dix ans après, comment expliquer son évolution ? Que doit-elle aux réformes législatives ? Que doit-elle à l'action du gouvernement ?
Il est excessif d'opposer travail législatif et action gouvernementale. Entre 1981 et 1986, les gouvernements de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius ont fait adopter par le Parlement un très grand nombre de textes de loi. Il s'agissait alors d'appliquer les 110 propositions qui avaient pour moi valeur d'engagement devant le corps électoral. Plus de 90 d'entre elles ont vu le jour.

Au cours de la présente législature, l'adoption de la loi sur le R.M.I., les lois d'orientation sur l'Education nationale et sur la Ville, le rétablissement de l'Impôt sur la fortune et bien d'autres choses encore sont des actes importants qui marqueront le gouvernement de Michel Rocard. Si le gouvemement a moins légiféré, c'est aussi parce que les nécessités du moment sont différentes. Les principales réformes : nationalisations, décentralisation, lois sociales, abolition de la peine de mort, suppression des tribunaux d'exception, création de la Haute Autorité de l'Audiovisuel, puis du CSA, libération des ondes, etc. ont fait l'objet d'un travail assidu du Gouvernement et du Parlement étroitement associés.

Quelle part faut-il laisser à la loi et au règlement ? Cela dépend des circonstances du moment. Ce qui compte, c'est que la loi ne reste pas lettre morte. Rien n'est pire qu'une loi annoncée, votée et non appliquée ; c'est pour cette raison que j'ai demandé au Gouvernement de veiller à ce que les décrets d'application soient publiés le plus rapidement possible.

Quoi qu'il en soit, je souhaite que le Gouvernement, maître de l'ordre du jour de l'Assemblée nationale, accepte davantage de propositions d'origine parlementaire.

Discrédit du politique, domination de l'argent. Ces évolutions ne vous inquiètent-elles pas ?
Depuis que le suffrage universel existe, l'absence de réglementation des dépenses électorales et du financement des partis politiques a permis de multiples abus. Ce sont des sommes colossales qui sont allées dans les caisses des partis soutenus par le grand capital, lequel, croyezmoi, ne se trompe jamais d'adresse. Les autres partis, de leur côté, ont fini par s'adonner à des pratiques qui, lorsqu'elles n'ont pas été maîtrisées, sont devenues malsaines. Vous avez raison de parler sur ce point de domination de l'argent.

C'est pour mettre un terme à ces mauvaises moeurs que j'ai demandé au Gouvernement de Michel Rocard de préparer la loi qu'il a fait voter en 1990. Cette loi, j'en suis sûr, fera date dans l'histoire de la République. Désormais, nul n'aura d'excuse, ni de justification s'il sort des règles établies. Alors, cessera, pour une large part, le discrédit du politique.

Quant au rôle de l'argent dans une société dite 'libérale" où règne le marché, il est, en effet, excessif. Générateur d'injustices graves, il provoquera de sévères réactions. D'où la nécessité d'une intervention régulatrice de l'Etat ; intervention que doit rendre possible l'économie mixte.

De quelles réformes, de quelles transformations sociales êtes-vous le plus fier ? Quels sont vos regrets ?
Je n'ai pas à choisir. L'Histoire s'en chargera.

Mes regrets sont de n'avoir pu réduire autant que je l'aurais voulu les inégalités sociales, mais nous ne sommes pas encore au terme. Pour tout ce qui a été accompli, je remercie ceux sans lesquels je n'aurais rien pu : le peuple français et ses représentants.

La Justice vit une crise morale intense. Pensez-vous que la mise en œuvre de réformes suffirait à la guérir ?
La crise " morale " est très largement l'expression d'une crise d'adaptation de la Justice. Son organisation, certaines de ses règles de procédure, ses moyens doivent assurément être adaptés afin de lui permettre d'assumer son rôle. La demande de droit, donc de Justice, se développe chez nos concitoyens. La Justice devra y répondre de façon plus rapide et plus diversifiée, la conciliation et la médiation prenant une place plus grande à côté des formes classiques de Justice. Tout cela suppose qu'elle détienne des moyens juridiques, matériels et humains conformes à ses exigences. Des réformes s'imposent si l'on veut y parvenir. Il faut revoir l'organisation des juridictions, la répartition des affaires entre elles, la façon dont elles traiteront ce qui demeurera de l'office du Juge - je pense en particulier aux transformations de notre procédure pénale - et donner des équipements immobiliers et mobiliers nécessaires au travail de magistrats et de fonctionnaires plus nombreux dont la qualification aura été renforcée. J'ai parlé, à cet égard, d'un effort de l'Etat pouvant se maintenir et même s'accroître sur plusieurs années.

Quant à ce qui touche aux rapports de la Justice et du Pouvoir, je rappelle que la Justice demeure une fonction de l'Etat qui s'exerce de façon indépendante et séparée des autres fonctions. Il appartient au Président de la République de garantir cette indépendance avec l'assistance du Conseil Supérieur de la Magistrature. Or, pendant dix ans, j'ai toujours nommé les magistrats que m'a proposés le Conseil Supérieur, contrairement à la campagne qui se développe aujourd'hui.

Je dis que la justice est indépendante. Ses règles sont celles qu'ont voulues la tradition républicaine et la Constitution de 1958, mais je garde l'esprit ouvert à toute initiative constructive.

C'est dans ce sens que travaille le Garde des Sceaux.

Page précédente Haut de page

PSinfo.net : retourner à l'accueil

[Les documents] [Les élections] [Les dossiers] [Les entretiens] [Rechercher] [Contacter] [Liens]