Assises du socialisme
Paris - 12 et 13 octobre 1974

François Mitterrand
Discours prononcé par François Mitterrand, le samedi 12 octobre 1974




 
Mes chers camarades,

les Assises sont ouvertes, il s'agit maintenant de construire un Parti pour les Socialistes, sur un projet de société.

Il a fallu beaucoup d'événements pour en arriver là. C'est l'histoire d'un demi siècle, et plus précisément depuis quinze ans, le retour dans une maison commune, dont nous allons maintenant construire les fondations.

Chacun discutera, dans les jours, dans les semaine, dans les mois à venir, de la manière dont il souhaite s'y trouver.

Je pense qu'il m'appartient, avant que ne s'engage la théorie des interventions, les carrefours de cet après-midi, de réunir les éléments principaux de réflexion.

J'ai dit, il a fallu du temps, aussi beaucoup d'événements. Que d'échecs pour quelques victoires... que d'espérances pour combien d'amertume... Les grandes dates de l'histoire du Socialisme sont connues de vous, elles ont chaque fois été suivies après le sang, la peine, la perte de liberté, par la domination plus forte et plus grande de l'adversaire, de l'ennemi de classe, du capitalisme, dont nous essaierons de décrire à travers le temps qui vient les caractères, les forces et les contradictions.

Les circonstances ont voulu que ces Assises se réunissent au moment où le monde capitaliste connaît des difficultés comme il n'en a pas connu depuis longtemps, on pourrait dire presque sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale.

Il faut se convaincre, mes chers camarades, que cette rencontre entre le réveil et le rassemblement des Socialistes, et les difficultés du capitalisme, international ce n'est point un effet du hasard, à l'heure où des millions d'hommes et de femmes, dans notre pays et ailleurs, éprouvent dans leur vie quotidienne l'injustice, l'incohérence du système, l'attraction du mouvement socialiste s'exerce sur des secteurs de plus en plus larges du monde du travail et le besoin de cohésion, de meilleures structures d'efficacité dans la réalisation, se fait de plus en plus sentir.

Mais les progrès de ce mouvement socialiste, son rayonnement plus vaste, les responsabilités qui sont dès maintenant les siennes, bref son passage à un niveau supérieur d'influence, impliquent un effort parallèle de réévaluation doctrinale.

Voilà, il faut bien en être assuré, on ne fait pas le Parti des Socialistes pour n'importe quoi.

II convenait donc de procéder à cette réévaluation doctrinale. C'est ce que l'on appelle grosso modo, dans ses deux premières parties le projet de société, naturellement précédé d'une analyse des événements.

Ensuite cela suppose une définition de la stratégie. Que va-t-on faire et comment ?

Puis, l'on aura fait cette réévaluation doctrinale, défini la stratégie, il faudra bien, à l'intérieur d'une seule et même organisation, apprécier les données quotidiennes de l'action.

La réévaluation doctrinale

Sur le plan de la réévaluation doctrinale, ce n'est jamais chose aisée, surtout lorsqu'on s'adresse à des Socialistes, chacun ayant le sentiment de porter en lui seul la loi et les prophètes.

Mais tout de même, surtout au cours de ces quinze dernières années, quel travail, quelles réflexions, quels documents… rares furent les époques où les Socialistes dispersés furent aussi riches de propositions. Sans doute étaient ils éloignés de l'action au niveau des responsabilités supérieures, avaient-ils davantage le temps d'approfondir leur réflexion. Enfin ils l'ont fait. Cela ne saurait également se produire sans tâtonnements, sans faux pas, sans malentendus, ni même sans affrontements. Rien de tout cela n'a manqué.

Mais de ces oppositions naît peu à peu une plus grande certitude.

En un temps surtout où les changements s'accélèrent, je voudrais insister sur ces deux points : la pensée socialiste subit fortement deux tentations contraires ; elle peut incliner aussi bien à sous-estimer ce qui change qu'à négliger ce qui dure. Et la pensée socialiste de la fin de ce siècle ne se reconnaît à mon sens - nous allons en débattre - ni dans le socialisme fossile, ni dans le socialisme de la table rase.

Depuis déjà près de deux siècles, le corps de doctrine s'est formé par approches successives et l'on a toujours retrouvé les même termes du débat face aux extrémistes du conservatisme doctrinal ; toutes les formes de la pensée qu'on pourrait appeler modernistes se sont exercées. L'essentiel maintenant - et chacun parmi ceux qui se trouvent ici l'ont compris - est de comprendre qu'il est nécessaire de procéder à cette réévaluation en commun, de se défaire des dogmatismes, de donner aux méthodes d'action un contenu et de comprendre que rien n'est possible si l'on n'harmonise pas la pratique sur la théorie, si l'on ne réalise pas la synthèse entre les combats quotidiens au sein d'une démocratie parlementaire avec l'action militante sur le terrain des cultes.

Ce qui dure ? Pardonnez-moi d'être trop simple, il y a le capital, il y a le travail. Ni le capital ni le travail ne sont aujourd'hui ce qu'ils étaient hier, mais on ne peut pas échapper à cette vérité que l'affrontement entre le capital et le travail continue de commander notre devenir historique. Quels que soient les apparences changeantes, les étapes de l'action, les progrès ou les reculs, c'est en fin de compte entre ceux qui dominent et ceux qui sont dominés, et particulièrement ceux qui exploitent - je vais dire lesquels - et l'ensemble des travailleurs que se déroule le combat du temps.

A travers les siècles, on en a vu d'autres ; toutes les formes d'exploitation de l'homme par l'homme, nous les avons subies. La longue démarche de l'humanité a toujours tendu, à travers des structures économiques différentes, à assurer cette libération de l'homme. Il fût un temps où les normes mêmes de la société exigeaient la libération spirituelle. On n'en a pas fini non plus avec cette bataille. Il a fallu engager tous les termes de la libération de l'esprit contre les dogmes spirituels qui à leur tour se sont fait tyranniques. Il a fallu assurer le triomphe ou la prééminence de la raison contre les mythologies. Il a fallu, avec le début de l'ère industrielle, assurer l'organisation des travailleurs, abandonnés à une nouvelle forme d'esclavage contre les maîtres, nouveaux seigneurs dont chacun sait bien ici qu'ils sont les maîtres des moyens de production et d'échange qui, à travers l'accumulation du capital, exercent sous les formes les plus diverses, sur le plan national le capitalisme proprement dit, sur le plan international toutes les formes de colonialisme, et aujourd'hui, ces deux données sont entièrement recouvertes l'une par l'autre en raison de la concentration accélérée du capital multinational. C'est autour de la définition très simple des termes du combat social et du combat économique que sera définie en fin de compte la nature de notre combat politique.

Faut-il être pressé ? Oui, sans doute quand on le peut. Faut-il être désespéré si la démarche est lente ? Non, car si l'on considère de quelle façon les socialistes ont pesé sur la suite de l'histoire depuis 1840 jusqu'à nos jours, on s'aperçoit qu'après tout la marche de notre temps, à la fin du XXème siècle, connaît une accélération que n'ont pas connu avant nous ceux qui nous ont précédé dans les misères et les révoltes du Moyen Age ou de l'époque Renaissance.

Je crois qu'il faudrait plutôt s'émerveiller que les choses se passent justement comme les socialistes l'ont depuis si longtemps annoncé. Rendez-vous compte à quel point ces théoriciens et ces militants en si petit nombre, écrasés ou moqués, réduits à la misère, dans l'impossibilité de répandre leurs idées, ont pu imaginer des formes de combat et des structures d'explication en prévoyant exactement, sinon la durée des étapes, du moins le processus présent.

On doit s'émerveiller, mes chers camarades et dire la joie au cœur et la certitude dans l'esprit, que la seule réponse au monde industriel depuis 150 ans, ce sont les socialistes qui la donnent.

Aujourd'hui, de quoi s'agit-il ?

D'abord, d'apporter une réponse appropriée à la nature du combat : après avoir dit ce qui dure, il faut naturellement s'intéresser à ce qui bouge, et c'est là que les Assises qui commencent ce matin prennent leur véritable sens. Je voudrais insister sur trois points maintenant, pour bien marquer devant vous quels sont les terrains sur lesquels le capitalisme d'aujourd'hui se trouve en but à des contradictions.

Où se trouve le défaut de l'adversaire et sur quel point porter l'attaque ?

Avant de savoir, il faut examiner ce qui bouge du côté du travail, au sein des organisations qui représentent les travailleurs, et quelles approches, dans le monde moderne et dans la société industrielle présente, doivent être maintenant apportées.

Je retiens ces 3 points :
     D'abord, la super concentration des forces du capital aboutit à son point extrême qui veut que quelques sociétés multinationales disposent aujourd'hui d'un pouvoir infiniment plus étendu que n'importe quelle puissance politique dans le monde, quand elles ne s'identifient pas à l'une des ces puissances politiques.

    Encore faut-il aller plus loin et dire que puisque le profit est une ponction sur le prix du travail, donc sur le pouvoir d'achat des masses, puisque la croissance de ce monde capitaliste dépend de l'accroissement de ce même pouvoir d'achat des masses, à lui de résoudre cette affaire. On approche des situations de rupture. Celle d'aujourd'hui est l'aboutissement d'une longue évolution, comme je le disais tout-à-1'heure, depuis longtemps prévue, préparée par la réduction des zones sociales intermédiaires, entre le capitalisme, de plus en plus capitalisme bancaire et financier, et le prolétariat.

     Mais, je voudrais tout de suite passer sur la deuxième contradiction fondamentale, celle que relève la révolte des pays du Tiers Monde. La super concentration, la super accumulation d'un capitalisme qui doit cependant fonder sa croissance sur le travail, tandis que le travail doit lui-même trouver sa capacité de développement du pouvoir d'achat, c'est reporter les mêmes termes sur le plan de l'exploitation colonialiste et quand vous comprendrez qu'aujourd'hui les plus grandes puissances capitalistes doivent aligner leur stratégie sur la révolte du tiers monde, est-ce autre chose que la bataille sur les matières premières et, partout, ces centaines de millions d'hommes et de femmes - on les comptera bientôt par milliards - qui lancent le défi de leur pauvreté, qui font de leur pauvreté et de leur intelligence leur capacité à s'insérer dès aujourd'hui dans les courants du monde moderne, sont en même temps producteurs et consommateurs. Comment le monde super capitaliste résoudra-t-il cette contradiction ?

     Enfin, la troisième tourne autour des notions de croissance pour la croissance, pillage des richesses, philosophies nouvelles, croissance pour la croissance, croissance pour le profit, création de besoins nouveaux, illustration de ces besoins par la publicité. Jusqu'où les possibilités de répondre à ces besoins seront-elles désormais portées ? Qui empêchera l'irrémédiable déchirement ? La croissance pour la croissance met en péril l'humanité et cependant il importe, pour les Socialistes, de répondre par un autre défi : il ne peut être question pour eux de nier les nécessités de l'abondance, il ne peut être question pour eux de nier les ressources de l'intelligence ; la croissance est également nécessaire ; tout simplement, il faut qu'elle soit maîtrisée.

Voilà les grands débats. Face à ces contradictions, de quelle façon, les socialistes réagiront-ils ? C'est l'objet même de ce débat.

Cela fait déjà quelque temps que l'on a abandonné la dispute autour de la paupérisation absolue, le paupérisation relative ; la thèse de la paupérisation absolue n'est guère soutenable, mais au moment même où notre société par les vertus de la science et de la technique, a multiplié les richesses à distribuer, vous constatez que le riche est plus riche et que le fossé s'élargit entre le plus riche et le plus pauvre, le riche et le pauvre étant soit les individus soit les régions, soit les pays, étant l'individu dans sa cellule familiale jusqu'au peuple immense de 400 ou 500 millions d'habitants, tandis que dans un pays comme la France, évoluée, on le dit, la disparité s'accroît entre les régions disposant des ressources du sous-sol ou des secteurs tertiaires et que se désertifie la moitié du pays, on s'aperçoit qu'en vérité le capitalisme non plus, dans ce domaine, n'a su se rendre maître du développement de sa richesse.

De l'ensemble de ces contradictions, naissent naturellement par une dialectique évidente les devoirs et les leçons à tirer pour la combat des travailleurs car si le capital a changé dans sa continuité, la travail a changé dans ses méthodes du combat et dans ses structures intérieures.

Il y a les travailleurs. Méfions-nous des mots tout faits. On disait : le prolétariat... Qui se reconnaît aujourd'hui dans ce mot ? ... ceux dont on ne parle jamais hors d'ici, bien évidemment, les travailleurs immigrés, les femmes qui fournissent la plus grande fraction du sous-prolétariat, les personnes isolées de la production et qui fournissent un travail que rien ne garantit.

Et puis, peu à peu, on a pris conscience de la capacité des travailleurs à retrouver les producteurs de plus-values d'abord, le développement du secteur tertiaire, à retrouver dans les couches sociales qui sont encore éloignées du monde des travailleurs, mais dont le mode de vie, le niveau de vie, les difficultés de la vie quotidienne, la quantité de revenu, font que les intérêts communs sont de plus en plus clairement perçus. En aucun moment, nous n'aurions le droit de choisir pour la confusion de ces couches sociales en oubliant que notre devoir fondamental est de s'adresser à l'ensemble des travailleurs, mais en aucun moment, nous n'aurions non plus le droit d'oublier que ces millions de gens qui procèdent des couches soumises au monde des monopoles et qui n'appartiennent pas au monde des travailleurs, si nous savons bien qu'à travers l'histoire et dans les grandes crises, ils ont le plus souvent rejoint le monde des exploiteurs, au point d'être les éléments, le noyau central qui, dans les années 1923, jusqu'aux années 1933 ont fourni ici et là la puissance du fascisme. II n'en resta pas moins que, par la rapidité de l'évolution présente, se développe un front de classe, et que si nous constituons d'une façon évidente une fraction importante du monde des travailleurs, nous avons à tendre la main pour franchir l'étape historique actuelle à tous ceux qui se retrouvent soumis au même monde dur, égoïste, insensible, celui des possédants, maîtres du monde et qui n'entendent pas renoncer à leur pouvoir.

Quand on a analysé la transformation du monde du capital et les changements internes au monde du travail, mais surtout lorsqu'on a répété qu'au-delà de ces transformations, les camps restent les mêmes, c'est-à-dire que si l'on accepte d'examiner en commun ce qui change, en refusant de perdre de vue ce qui dure, on saura que dure au-delà des vocabulaires et des commodités inaltérables, non résolus tant que le Socialisme ne l'aura pas emporté, la lutte, la guerre, la lutte des classes. Il faut beaucoup insister là-dessus, parce qu'il me semble qu'ici ou là, y compris dans nos textes, apparaissent un certain nombre de volontés qui, dans le terme philosophique du mot sont d'un caractère idéaliste et qui supposent, par définition, le problème résolu. Il ne sera résolu - car il faut le résoudre, le Socialisme, c'est la paix, le Socialisme, c'est l'harmonie - qu'à compter du moment ou un pouvoir socialiste sera en mesure de mettre un terme - il faudra du temps, mais telle est la direction prise - un terme à la lutte des classes, pour la raison fondamentale qu'il n'y aura plus d'exploiteurs.

Définition de la stratégie

Seulement, tout cela suppose une stratégie, c'est-à-dire si telle est bien la direction que nous entendons suivre, qu'allons nous faire ? Et si l'on a une idée claire de ce qui dure, a-t-on assez réfléchi à ce qui bouge ? N'avons-nous pas vu un certain nombre de pays où le Socialisme l'a emporté, pour être aussitôt dévié de ses véritables objectifs par les conditions inhérentes au sous-développement, au point que les notions de centralisation rendues peut-être nécessaires pour un temps autour d'un parti unique, d'une bureaucratie, d'un plan macro-économique, ont trop souvent fini par étouffer ce qui fait aussi le sel de notre terre. Le Socialisme ne sera celui auquel nous pensons que nous avons essayé de définir dans ces textes, que s'il représente une capacité d'intelligence veillant à l'organisation collective, cette organisation collective ayant essentiellement pour objet de permettre à chacun de ceux qui la composent d'être davantage soi-même, pour être mis en mesure, par la connaissance des moyens du savoir, la formation, l'information, puis par les techniques du contrôle et du pouvoir, de juger par eux-mêmes de ce qui convient aussi bien à leur bonheur personnel qu'à l'harmonie de la collectivité à laquelle ils appartiennent. Et c'est cette sorte de refus du mouvement d'un Socialisme distributeur de pénurie et donc moyen de contrainte, sans doute était-il impossible, au point de départ, d'agir autrement, sans doute aussi faut-il avoir l'esprit ouvert et une ferme philosophie pour ne point céder à la tentation d'avoir raison contre son peuple, et le cas échéant, de penser et d'agir pour le compte des travailleurs.

C'est ainsi que notre démarche s'est de plus en plus orientée sous la poussée de divers courants, grâce à la réflexion de quelques-uns d'entre nous, vers une démarche qui, en restant fidèle à celle de nos anciens depuis le début de l'ère industrielle, parce qu'il est nécessaire, en raison même de la proximité du pouvoir politique qui nous est désormais promis, d'échapper à nos propres démons et de mettre en forme notre société, d'aborder les différents pouvoirs et d'abord celui de l'Etat avec les moyens que nous recueillerons, non point pour assurer un nouveau pouvoir tyrannique dont les intentions seront censées meilleures que le pouvoir ancien mais pour défaire des structures hors desquelles le salut se trouvera.

Ces structures, ce sont un certain nombre de pouvoirs d'état, de méthodes, d'habitudes de refus, étant bien entendu, mes chers Camarades, qu'on se tromperait sur ma véritable pensée si je ne disais pas qu'en vérité, l'antagonisme entre ceux qui pensent qu'il existe un courant autogestionnaire, strictement opposé dans toutes ses formes au courant traditionnel du Socialisme, - je ne me rangerai pas parmi eux, je pense que le courant autogestionnaire est aujourd'hui la continuation d'une explication qui reste solide, qui durera plus longtemps que nous-mêmes, à partir de laquelle nous avons le devoir de rester fidèles aux analyses fondamentales, mais pour couronner et pour préserver les chances du Socialisme, il convient dès maintenant de passer à l'étape suivante et de développer d'abord en notre sein puis, je l'espère, demain, dans la société française dont nous aurons la charge, avec ses formidables forces de contagion qu'une expérience française aura, au moins dans le monde de l'ouest de l'Europe, et peut-être aussi dans le monde de l'Est du même continent, je vous invite, mes chers Camarades, à rechercher chacun d'entre vous dans la cité - erreur que de vouloir l''enclore dans la seule entreprise - mais aussi dans l'entreprise, la démarche de ceux qui veulent que la personne soit responsable, que l'individu soit vigilant sur son propre destin, capable de le concevoir, sans jamais perdre de vue qu'isolé, qu'ignorant, qu'abandonnés par les puissances, il lui faudra longtemps encore pour être maître de soi-même, et qu'il finirait par être victime de sa propre démarche s'il ne savait pas, en vérité, qu'une collectivité doit être inspirée par une grande pensée et que tout, finalement, si l'on refuse de déléguer, doit cependant être ordonné.

C'est Jeanson qui disait tout à l'heure qu'il n'y a pas de temps à perdre. Sont ici ceux qui considèrent - ma conclusion sera semblable au préambule - qu'il convient de fonder un parti pour les Socialistes, sur la base d'un projet de société. Voilà. On va en débattre. Aucun d'entre nous ne mettra de vanité de boutique. Ce que nous avons commencé de faire, au sein du Parti Socialiste, eh bien, c'était cela. Une étape entraîne l'autre. Simplement, nous vous demandons de tenir compte des réalités, de l'acquis, du fait que le pays français se reconnaît dans un certain nombre de structures. Le parti des Socialistes. Quiconque ne désire pas fonder ce Parti Socialiste à partir de ce qui est, reste un camarade. Il y a d'autres façons de combattre dans le même camp, mais ça n'est pas la nôtre.

Allons plus loin. Un seul parti pour les Socialistes, ou plutôt le même pour ceux qui sont ici. Sur un projet de société, ce travail a été préparé, il n'a pas été préparé par mandataires, par des délégués, il n'y a pas eu, sauf en certains endroits, une consultation générale de la base, mais ces Assises n'ont pas pour objet de se substituer à l'ensemble des Socialistes qui seront nos mandants. Elles donnent un point de départ. Nous lançons un signal. A chacun de répondre. Et quand chacun aura répondu, eh bien ! relançant à sa manière le grand débat, chacun s'engagera sur ce projet de société.

Sera-t-il amendé ? Ceux qui sont ici ont pris l'engagement de le défendre, ils n'ont pas pris l'engagement de l'emporter. Les démocrates savent bien les risques que l'on court lorsque l'on se soumet à la direction des organismes dans lesquels on se trouve mais chacun s'est engagé, et l'aventure qui survient à tels ou tels d'entre nous, je m'excuse de vous dire qu'il ne l'a pas connue. Je soulignerais la qualité et la capacité d'engagement de tous ceux qui au-delà de leurs affections peut-être très chères, de leur camaraderie qu'il leur est douloureux de briser, de leurs affinités, de leur histoire, chacun d'entre nous se trouve dans ce débat aujourd'hui, doit renoncer à quelque chose, à une part de lui-même, pour que la construction nouvelle soit plus belle et plus forte.

Les rendez-vous sont proches. Voyez le monde autour de nous.

Voyez ce monde fondé au lendemain de la guerre sur un ordre monétaire, un ordre économique, un rapport de puissance, où se trouvent amassées les plus extraordinaires accumulations du pouvoir et de la richesse, de la science et de la technique, des moyens mis au service de l'intelligence humaine, et cet échec, ces ruptures, cette incapacité à présenter au monde un projet convenable pour que l'homme du XXIème siècle reparte sur le chemin de l'espérance.

Voyez à quel point les grands partages du monde se trouvent aujourd'hui mis en question. Observez ce qui naît chaque jour parmi les peuples dont on ignore parfois le nom, ces états qui se constituent, ces nations en mouvement, cette appréhension du globe qui est le nôtre et, finalement au-delà de toutes ces contradictions, le sens de l'universel qui commence de poindre. Civilisations, religions, cultures…Chacun s'est cherché dans son coin de la terre.. Pascal dirait : chacun dans son canton.

Mais j'ai dit " commence ".. Il y a bien longtemps ! Ferais-je la liste de ceux qui nous ont précédés ? Elle est immense. Ils étaient seuls. Et voilà que les hommes sur la surface du globe, commencent à ressentir un mot... - c'est plus qu'un mot, à nous d'en faire chose, événement, idée - sentent que le socialisme lui aussi aux prises à ses appréhensions, à ses contradictions, c'est tout de même quelque chose qui signifie, en gros, que les hommes opposeront l'intelligence et le cœur à la rigueur des choses, qu'ils ne sont pas des jouets, qu'ils ne sont pas soumis, et qu'ils ne sont pas non plus soumis à la puissance des autres hommes.

Les données quotidiennes de l'action

Alors, comment se débrouiller avec tout cela ?

Chacun cherche, mais il est des données constantes et la première de ces données, lorsqu'on est socialiste, c'est que toutes les libertés, les libérations sont au bout de la main dès lors que l'on aura libéré l'humanité moderne de l'esclavage économique, dès lors qu'on aura transformé les rapports de production, liquidé les puissances.

J'en reviens toujours aux mêmes termes : moyen de production, moyen d'échange, puissances financières de la banque. On les connaît les nouveaux seigneurs ! Sera-t-il dit que les socialistes seront les Richelieu qui sauront enfin raser les châteaux-forts ?... Pauvre Richelieu, il serait bien surpris de m'entendre aujourd'hui !

Les dominations économiques, l'analyse du fait économique et social, aussi scientifique que possible, voilà la rampe de sécurité. Rien n'est possible tant que nous n'aurons pas écarté les tyrannies de l'argent, le pouvoir monopoliste, le super-capitalisme. Rien n'est possible et tous ceux qui évacuent cette difficulté, qui veulent passer à côté, qui refusent l'extension des secteurs publics et des appropriations sociales, tous ceux-là prennent des chemins où ils s'égareront. Mais en revanche, tous ceux qui considèrent que la libération économique sera le fruit d'un mécanisme et d'un automatisme et qu'au bout de ce mécanisme sera l'harmonie, ont vu court.

C'est pourquoi, sans doute, ici et là, on sent partout l'éveil à ce que l'on appelle, d'un langage un peu maladroit, les libérations culturelles, mais ce qui dit bien ce que cela veut dire.

Prenons l'homme, nous-mêmes, dans son ampleur. Considérons le dans son universalité et comprenons qu'il n'est pas seulement un caillou que l'on pousse du bout du pied sur la route. Il n'est pas objet il est sujet.

Objet, nous en sommes là. Sujet, c'est la conquête.

Je sais qu'un certain nombre de journalistes - ils me l'ont dit - attendaient de cet exposé des projections sur les problèmes de l'heure. Je ne le ferai pas ou à peine.

Il y a longtemps que je crois que le pouvoir présent, sous ses diverses formes au cours de ces quinze dernières années, arrive au bout de sa course. La gauche est une réalité qui a pris force à partir de sa réunion et voilà pourquoi l'Union de la Gauche est la forme stratégique principale des différentes formes d'action qui sont les nôtres.

Cette Union de la Gauche s'est dotée d'un certain nombre de principes et d'axes d'action et ceux qui en ont été les instigateurs, les signataires, les protagonistes, les artisans, les militants, autour du Programme Commun, savent - permettez à celui qui s'exprime à cette tribune de le dire hautement - qu'ils ont, par là même, contribué de façon décisive au succès possible du socialisme en France.

Ils n'en font pas une arme de combat contre ceux qui n'ont pas eu la même appréciation et ceux qui disent cela, moi le premier, connaissent leurs propres faiblesses et savent bien qu'ils ne doivent rejeter ni la main ni l'amitié d'aucun autre militant socialiste, dès lors qu'aujourd'hui même nous sommes rassemblés en tentant de réaliser la synthèse de nos expériences.

Mais, en tant qu'homme politique, c'est clair, l'Union de la Gauche va continuer, renforcée par les Assises du Socialisme, enrichie par les Assises du Socialisme, avec des projections multiformes, mais aussi un projet qui va plus loin que jamais.

Le Programme Commun, c'est un programme d'engagement sur cinq ans entre des formations politiques bien connues. Il serait injuste de dire que ce programme pour cinq ans serait sans lendemain, car il s'attaque aux structures mêmes de notre société. Mais, il serait également injuste de penser qu'il a tout résolu. Ses auteurs ne le pensent pas et je suis le premier à me réjouir que, venues d'ici et de là, se soient appliquées des réflexions qui nous permettent de déboucher - mais à partir de là - sur un projet où se trouvent touchés désormais tous les ressorts de l'action, des capacités de l'intelligence et, pourquoi pas, des puissances du rêve, dès lors que le rêve permet à l'homme d'avancer, dès lors aussi que le rêve devient un jour capable, grâce au savoir, de désigner les contours des futures réalités.

Nous n'avons pas l'intention, sur ces bases, de nous livrer à des polémiques inutiles, ni à l'encontre de ceux qui auraient pu se trouver là et qui n'y sont point, ni à l'égard de ceux qui, nos compagnons de combat, signataires du Programme Commun, trouvent soit déception soit inquiétude lorsqu'ils observent qu'à l'intérieur de la gauche un certain nombre de choses bougent et risquent d'harmoniser autrement ce que, en d'autres termes, on appellerait des rapports de force…

Nous considérons que notre entreprise conditionne la victoire de la gauche et que la victoire de la gauche sera la victoire de chacun de ceux qui la composent, que chacun y trouvera force et renouvellement. Il existe assez de Français - ils sont par millions - qui aujourd'hui ne savent pas encore - c'est notre tâche - qu'ils doivent rejoindre les rangs de la gauche alors qu'ils sont exploités, dominés, humiliés ! C'est cela, la recherche vers plus de réflexion, vers une plus grande connaissance de soi-même.

Et puis, il incombe aussi, et je le dis de la même façon, non point sans crainte d'être contredit mais avec l'assurance que je dis ce que je pense, aux socialistes d'assumer le fait national, les responsabilités d'un pays qui s'appelle la France et de communautés - au pluriel - qui, dépassant le monde des travailleurs, ont à se protéger contre des menaces qui peuvent attenter à la substance même de ce qui est la nation française. Je pense que ce langage peut être entendu bien au-delà de ceux qui se reconnaissent dans le monde du travail et, le cas échéant, dans les combats de la gauche.

N'ayons pas cette attitude frileuse de repli sur soi-même ! Ne considérons pas que le socialisme, c'est une grâce suffisante, ne considérons pas que le socialisme a été accordé à quelques-uns d'entre vous… Je dis " à quelques-uns d'entre vous ", parce que si je faisais une consultation générale par bulletins secrets, combien élimineriez-vous, de la petite cohorte des " vrais " socialistes, parmi ceux qui siègent ce matin même à vos côtés ?

Donc, pensez que c'est une démarche large, et ouverte sur tous ceux qui n'ont pas encore été réveillés d'une longue sujétion.

Alors, les communistes, je le leur dis amicalement, doivent savoir que nous sommes fidèles et que nous ne nous lancerons pas dans le compte, j'allais dire d'apothicaire, des défaillances mutuelles. Elles sont peu nombreuses, si peu nombreuses qu'elles sont négligeables à côté de ce qui rassemble et des disciplines consenties. Tout le reste est insignifiant.

En tout cas, il fallait rassurer, je le fais. Je le fais car je sens trop combien les militants d'un communisme qui n'est pas la structure socialiste que nous-mêmes nous souhaitons, représentent en tant qu'apport indispensable l'esprit de dévouement, de capacité d'organisation, de luttes acceptées, l'immense part des militants communistes dans le monde qui ont lutté pour le libération des travailleurs.

Alors, ne nous soumettons pas à des humeurs ou à des tactiques limitées, ou à des besoins dialectiques de circonstance. Ce qui reste pour les Socialistes une vérité fondamentale, ce ne sont pas les socialistes des Assises du Socialisme, ni qui briseront, ni qui freineront les progrès de l'Union de la Gauche.

J'ai eu l'occasion de l'écrire pour un hebdomadaire qui paraîtra, je crois, demain. Pourquoi perdrait-on son temps ? Il m'est arrivé en effet il y a 18 mois de parler un peu de rationalisme de gauche. Il y a un an que je ne le répète plus, puisque c'est fait.

Chers Camarades, nous devons aborder la phase qui s'ouvre avec la joie de la fraternité, et l'assurance de la réussite ; la réussite, la nôtre, ce n'est pas à moi qu'il faut le dire. L'élection présidentielle n'a jamais été à mes yeux qu'une péripétie, et ceux qui pleuraient je veux dire hypocritement - les autres restent proches de mon cœur - sur mon propre destin au mois de mai dernier ignoraient sans doute que c'est aujourd'hui et plus tard, par le Parti des socialistes, vous serez tous je l'espère avec les amis du Parti Socialiste qui reste tout de même la force essentielle qui a fait sa démonstration.

C'est aujourd'hui que je sens à quel point les véritables réussites sont celles qui préparent l'avenir et non point celles qui se limitent à la gestion du passé.

Ici se trouvent rassemblées combien de familles d'esprit ? Vous êtes assez nombreux dans cette salle à connaître à fond votre histoire de luttes, et votre histoire du socialisme. Je n'en ferai pas le compte, et je pense aux écoles de pensées les plus anciennes autour de quelques théoriciens français, allemands, britanniques, russes et combien d'autres, à travers les combats désespérés, mais admirables de la Commune, à travers la recherche douloureuse dans un monde hostile où l'on prétend connaître tous les organes d'un dogme, recherchons dans le monde des chrétiens au XIXème siècle ayant proprement trahi sa mission, puis qu'ils s'étaient séparés du peuple des pauvres et qui ont dû d'abord faire effort sur eux-mêmes, ensuite retrouver les petits groupes, les petites équipes pour devenir aujourd'hui, au-delà d'un courant, un monde du socialisme vivant. Il y en a de toutes les sortes qui considèrent que les assises du socialisme c'est le confluent où se rejoignent des fleuves. Qui avait raison, et d'où venait la source ? L'histoire le dira, mais je vous en prie, mes chers Camarades, justifiez cet effort !

Le fleuve va vers la mer, quel est cet océan ? Les hommes libérés, au travail !


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