L'opinion s'impatiente
et on la comprend



Interview accordée par François Mitterrand, Président de la République, à l'Hebdomadaire Vendredi daté du 21 janvier 1993


 

Malgré un bilan positif et reconnu comme tel par les observateurs étrangers, les Français semblent ne pas en savoir gré aux socialistes. Comment l'expliquez-vous ?
C'est un étrange phénomène, en effet. A l'étranger, on envie la France. Cela dit, beaucoup de Français souffrent de la crise et s'en prennent à nous. Pourtant notre bilan est, je le crois comme vous, positif, en particulier sur le plan social. La somme de nos réformes reste considérable. L'opinion a surtout retenu la retraite (volontaire) à 60 ans, les 39 heures, le R.M.I. Il serait bon de rappeler que bien d'autres décisions ont modifié d'utile façon la réalité sociale. On nous oppose le triste chiffre du chômage, dommage très grave en effet pour ceux qu'il frappe et pour le pays. Or le chômage ne découle pas de la politique gouvernementale mais d'une situation économique qui dure depuis trop longtemps et qui atteint l'ensemble des pays industrialisés. Pour traiter socialement ce fléau, ce qui dépendait de nous, les mesures prises et leur coût ont été assumés avec courage. La prise en charge du chômage par la collectivité est estimée à 350 milliards de francs.

Nous avons réformé beaucoup d'autres secteurs que le secteur social : les structures de l'Etat par la décentralisation, loi majeure qui marquera l'histoire de ce siècle, structures de l'éducation, de l'environnement, de la culture, de l'audiovisuel, j'en passe. On nous a même accusés, naguère, d'avoir cédé à une sorte de manie réformiste

Dans le dernier sondage du Nouvel Observateur, les Français considèrent pourtant que nous n'avons que peu réformé...
Voilà bien le paradoxe. On pourrait en sourire si la sanction électorale ne s'annonçait aussi injuste. Il est encore temps de l'infléchir. L'histoire se chargera de rétablir la vérité. Et un jour ou l'autre la mémoire des Français se réveillera. Qui sait ? Plutôt qu'on ne le croit.

Parmi les explications de cet état de chose, je pense que nos compatriotes souffrent du fait qu'il n'y ait pas d'espérance visible. L'horizon international est bouché. Tout ce qui était attendu pour 1992, la reprise, la baisse des taux allemands, ne s'est pas produit. L'opinion s'impatiente et on la comprend. Pourtant, tout indique que la France s'en tire mieux que les autres. Seulement, l'attente a fini par user les nerfs du plus grand nombre et les campagnes partisanes adverses ont eu des supports multiples.

D'autre part, la désaffection à notre égard relève, à mon avis, de la façon dont l'opinion et d'abord la partie de l'opinion qui nous est ordinairement favorable a perçu les "affaires" et le vote de l'amnistie. Les socialistes ont des électeurs très sensibles, très scrupuleux et c'est heureux. Cette exigence est à leur honneur. Notre base électorale a donc mal supporté le doute ou les accusations portant sur la morale publique. J'ai été moi-même très peiné - et révolté - par la révélation de certaines faiblesses. Mais, de là à croire que le parti socialiste, les socialistes, sont coupables collectivement, non ! L'exploitation politique des manquements réels et des fautes commises a fait le reste.

Constatons, enfin, qu'il s'est produit un phénomène d'usure. Dix à douze ans de pouvoir de la gauche, la France n'avait jamais connu cela. Le Front populaire n'avait guère duré qu'un an. De toute manière, la droite trouve toujours le temps très long quand elle est écartée du pouvoir.

Il me semble que la gauche devrait trouver plus longue encore la domination quasiment ininterrompue des partis conservateurs.

Quels sont les grands chantiers, les grandes réformes qui vous semblent nécessaires ?
Celles des institutions, bien sûr, même si cela ne remue pas un pays dans ses profondeurs. Sur le plan social, nous aurons toujours besoin de réformes nouvelles. Les oppositions d'intérêts demeurent. Les privilèges sont là et tendent à se perpétuer. Beaucoup de bonnes paroles tentent d'occulter cette évidence. Il faut préserver les acquis de la sécurité sociale, toujours menacés. Les espaces de liberté que nous avons conquis demeurent fragiles. On a dégagé les moyens d'expression de toute pression du pouvoir exécutif. Mais le pouvoir du grand capital ne connaît pas de limite.

Sur l'affaire serbe, est-ce que vous ne vous êtes pas trompé sur la nature de Milosevic, est-ce que le fait de tenter la voie diplomatique et non la violence n'a pas conforté sa politique ?
Je continue de penser que c'est ce qu'il fallait faire. L'attitude que j'ai défendue à Luxembourg au mois de juin 1991, lorsque nous avons été saisis, pour la première fois, de ce problème, a été de surseoir à la reconnaissance immédiate des républiques issues de l'ancienne Yougoslavie jusqu'à fixation par la société internationale des droits des minorités. J'estime que la faute majeure a été commise quelques mois plus tard sous la poussée des évènements. Reconnaître l'indépendance et la souveraineté des Etats nouveaux sans avoir obtenu les garanties que je demandais, c'était s'exposer aux drames qui ont suivi. Ce dossier a été mal traité par la Communauté et par les Nations Unies.

Quant à la nature de Milosevic, il était communiste, comme beaucoup d'autres, et il a su se faire élire en pinçant la corde nationaliste. Qui a pu imaginer qu'on ferait une guerre préventive contre les Serbes ? Les Américains ne veulent pas intervenir autrement que par l'aviation. Les Allemands ? Leur Constitution ne le leur permet pas. Les Anglais ne veulent surtout pas engager leur armée. Les Italiens non plus. Alors qui ? La violence, c'eût été quoi ? Bombarder Belgrade ? Comment voulez-vous établir un cordon sanitaire à l'intérieur de ces pays où les populations sont étroitement mêlées. Ce n'est pas la ligne Siegfried et la ligne Maginot. D'ailleurs, les dirigeants de la Bosnie, ce pays aujourd'hui victime d'une guerre implacable, ne demandent pas tant une intervention militaire que le moyen de se défendre eux-mêmes. D'où le problème de l'embargo qui nuit à ceux que l'on voulait aider. Mais c'est une affaire à traiter par le Conseil de Sécurité.

Vous avez proposé de faire déclarer Sarajevo ville ouverte...
Oui. Cela se discute pour l'instant. Mais je résiste à la poussée générale pour l'emploi de la force. J'accepte que des démonstrations soient faites sur des points circonscrits pour que l'aide humanitaire parvienne à ceux à qui elle est destinée.

Des horreurs comme l'épuration ethnique peuvent donc se produire dans le cœur de l'Europe, sans conséquence
Ces horreurs, je ne les supporte pas plus que vous. Mais j'ai conscience de mes responsabilités qui ne sont pas les vôtres. Je dois veiller à ce que nos soldats ne soient pas engagés à la légère dans des entreprises sans issue. Si une décision des Nations Unies entraîne une vaste adhésion et une contribution internationales, alors les choses changeront... Tel n'est pas le cas pour l'instant. Jouons donc à fond les chances de la diplomatie.

La France avait également proposé la réunion d'un tribunal international pour juger les crimes de guerre ?
Oui. Cette mesure s'impose en tout état de cause.

La France s'est prononcée aussi pour l'ouverture des camps...
Oui. Mais seule l'O.N.U. peut lancer et encadrer cette opération de sauvegarde.

Certains intellectuels, qui connaissent le pays, déplorent qu'on n'y soit pas davantage présent.
Ces personnalités sont très estimables, mais que demandent-elles ? La guerre ? La France et son armée, seules, dans un type de combat par nature meurtrier ? Laissez-moi préférer d'autres façons de faire. Mais je ne méconnais pas l'authenticité d'une indignation qui a sa valeur de témoignage et qui oblige à ne jamais baisser les bras face au crime et à la violence.

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