Inauguration de
la pyramide du Louvre



Interview accordée par François Mitterrand, Président de la République, à Antenne 2 à l'occasion de l'inauguration de la pyramide du Louvre le vendredi 4 mars 1988


 

A propos de l'origine du projet il y a eu une vive polémique, pas complètement terminée d'ailleurs ; on employait des mots comme : sacrilège, avait-on dit à l'époque. Est-ce que vous n'avez pas eu un petit vertige au moment du choix final car cela vous engageait et nous aussi Français, pour des siècles ?
Sans aucun doute. Je ne me suis pas décidé comme cela, aisément. J'avais la conviction qu'il fallait que le musée du Louvre - car il s'agit de cela - devînt un lieu où l'on aimerait aller voir les œuvres admirables qui s'y trouvent, et le pas moyen, l'accès, les commodités, la présentation des œuvres cela ne marchait pas. Alors, comment faire ? J'ai donc consulté les architectes qui ont étudié de multiples projets et celui de M. Pei m'est apparu comme le plus rationnel, le meilleur et peut-être le plus beau.

Oui, mais c'est la décision d'un homme.
Oui, elle est difficile, je le reconnais. Par rapport à l'œuvre du temps, une construction passée, cet ensemble d'œuvres maîtresses qui se trouvent au cœur de Paris, c'est un problème qui m'a donné beaucoup de soucis et si je me suis décidé, c'est vraiment en conscience.

M. le Président, est-ce le projet culturel dont vous êtes le plus fier aujourd'hui ?
Disons que j'ai pour lui une certaine prédilection parce que cela vient de loin. Cela faisait déjà longtemps, avant d'être Président de la République que je me disais : " cela ne va pas, cette Cour Napoléon où nous sommes, ce square avec ses arbres lépreux, les parkings fous, la nuit je pense que l'on peut hésiter à s'y promener ". Tout cela à côté de ce beau musée, il fallait changer. Il fallait absolument adapter le temps moderne aux monuments anciens, voilà ce que cela donne.

Justement, M. le Président quand vous avez dit oui à M. Peï, vous aviez une idée de son projet, vous l'imaginiez mais est-ce que cela correspond à ce que vous souhaitiez ?
Oui, oui. Je dois dire que plusieurs grands architectes me paraissaient souhaitables et finalement, si j'ai arrêté mon choix sur Peï, ce Chinois américain, c'est parce que l'avais vu à Washington et à Boston deux de ses œuvres maîtresses, un musée en particulier, et là vraiment c'était admirable.

Vous saviez que c'était l'homme de la situation ?
Après une conversation, je me suis rendu compte qu'il était l'amoureux non seulement du Louvre mais de l'Histoire de la France et que jamais il ne commettrait la faute, je dirai même le crime, de nuire à l'ensemble dans lequel nous sommes.

Il y a une tradition présidentielle, on peut dire cela, de laisser quelque chose à l'Histoire. Je parle de M. Pompidou, du Président Giscard d'Estaing, de vous avec le Grand Louvre, la Tête Défense, l'Opéra Bastille. Alors bien sûr, c'est pour la France et pour la grandeur de la France, mais est-ce qu'il n'y a pas une part de prestige personnel ?
Non, vous pouvez dire ce que vous voulez naturellement et le penser mais je crois que seul un Président de la République dispose du temps, sept ans, qui permette de décider, d'entreprendre et de mener à bien. Souvent il faut plus de sept ans. Mais quand le train est lancé, il ne peut pas s'arrêter.

M. le Président, est-ce que vous aimeriez qu'on parle du style Mitterrand, je veux dire à travers les choix culturels que vous avez faits, on peut dégager quelques grandes lignes : vous aimez les traits très beaux, les choses très épurées. Est-ce que l'on peut parler de vos styles que l'on pourrait opposer - certains journaux l'ont fait ce matin - à votre personnalité que l'on dit plus cachée, moins transparente par exemple que cette pyramide ?
Si l'on disait qu'il y a un style Mitterrand, j'en serais atterré, je l'avoue, mais il n'y en a pas car l'ensemble des grands projets relève du choix de jurys internationaux ou nationaux. Si en effet j'ai pris part à la décision et même si j'ai pris la décision finale dans chaque cas, c'est aussi parce que j'avais un certain goût pour les formes géométriques pures. Remarquez que ce que je dis là n'est déjà pas vrai de l'Opéra Bastille mais il n'y avait pas de projet en concurrence qui réponde à ma définition. En revanche, voyez ce qui se passe avec la Géode à la Villette dont je ne suis d'ailleurs pas l'auteur, voyez ce qui se passe ici, voyez l'arche de la future installation de la Défense. Il y a d'ailleurs un arc de triomphe de plus dans la grande perspective qui va jusqu'à la terrasse de Saint-Germain. Cela correspond. Je crois que les formes pures et simples me plaisent plus que les autres.

M. le Président, vous vous êtes sûrement interroge plus que quiconque sur le pouvoir et en voyant cela ce matin on s'est dit : mais est-ce que ce n'est pas là la manifestation la plus symbolique du pouvoir, se dire "ici, dans cette cour dont vous parliez tout à l'heure, pas très tranquille le soir, eh bien moi je décide de faire quelque chose". N'est-ce pas cela le pouvoir ?
C'est une forme déterminante du pouvoir et pour avoir dès mon adolescence - puisque j'étais étudiant à Paris - beaucoup circulé, je me suis beaucoup promené dans Paris et dans ma tête, c'est vrai, à tous moments je rebâtissais Paris.

Déjà ?
Oui, déjà. Je ne pensais pas que j'en aurai l'occasion mais quand j'en ai eu l'occasion, je ne l'ai pas ratée.

Dans les livres d'histoires, qu'est-ce que l'on va retenir ? Est-ce que l'on va dire : " il y a eu telle loi sous le septennat ou les 14 années du Président Mitterrand" parce qu'une loi ça peut se défaire tandis que cela, ça ne bouge pas. Est-ce que vous travaillez pour les livres d'histoire ?
Dieu merci il y a autre chose. Il y a le fait que nous sommes précisément au coeur de l'Histoire de France puisque c'est tout à côté que se trouve la Tour de Philippe Auguste, la Tour du Louvre. C'est là, on peut le dire, que le royaume s'est fait, c'est là que la France s'est faite. C'est autour de ce bâtiment là, cette Tour du Louvre, que Philippe Auguste avec le sceau royal a pu marquer qu'il y avait l'unité du Royaume et tous les ordres partaient de la. Je pense qu'il est assez exaltant de penser au Palais des Tuileries aujourd'hui détruit qui a marqué à partir de Catherine de Médicis toute une nouvelle série de constructions admirables, et puis à tout ce qui a fait finalement l'endroit où nous sommes. C'est en effet très exaltant pour l'esprit d'y ajouter quelque chose, même avec modestie parce qu'après tout je ne prétends pas être celui qui décide de ce qu'est l'esthétique en France mais y avoir contribué.

M. le Président nous allons maintenant sortir du cadre du Grand Louvre, nous allons regarder ensemble si vous le souhaitez le " septennat culturel " du Président Mitterrand avec un certain nombre de grands projets dont certains comme celui-ci sont bien avancés (l'Arche de la Défense, l'Opéra Bastille, le futur Ministère des Finances à Bercy). Le projet Grand Louvre comprend l'agrandissement mais aussi la rénovation de certaines parties de l'actuel musée, or cela suppose que le Ministère des Finances qui est là tout près veuille bien se déplacer. Mais alors est-ce que vous considérez, M. le Président, que pour autant le chantier est en panne ?
Il a été retardé et il a coûté plus cher. Mais ce projet est inéluctable désormais, au point où nous en sommes, et je m'en réjouis.

C'est la marche de l'Histoire, on ne peut pas aller contre ?
On ne peut pas aller contre et quand des millions de visiteurs seront venus par là cela s'imposera de telle sorte que les petits embarras administratifs s'évanouiront.

M. le Président est-ce qu'il ne faut pas accélérer les choses ? Je veux dire : est-ce que vous ne pensez pas que le futur Président de la République devrait accélérer le départ du Ministère des Finances qui occupe une aile du Louvre ?
Je le pense, car l'œuvre ne sera complète qu'après cela et l'on peut déjà imaginer ce que seront les cours de l'actuel Ministère réservées à de très belles œuvres de sculptures, avec le débouché sur le Palais Royal au travers d'une admirable porte qui est la porte Richelieu,

Donc, si vous étiez Président de la République, vous accélériez les choses ?
Sans aucun doute

Vous en parleriez à votre successeur ?
Bien entendu, je ferais la commission en tout cas.

Monsieur le Président, une question qui va vous paraître naïve, mais certains se demandent si cela coûte cher et si c'était vraiment prioritaire de faire tout cela ?
Cela coûte non pas comme d'autres le disent, un milliard, mais une quinzaine de milliards répartis de 7 a 10 ans. Donc il faut découper cela en tranches pour l'introduire dans le budget. Il faut savoir aussi - ce qu'on ignore trop souvent - que j'ai hérité de plusieurs de ces projets parmi les plus importants : La Villette, Orsay et l'Institut du Monde Arabe sont des projets conçus par Monsieur Giscard d'Estaing que j'ai réalisés, mais qui étaient déjà décidés dans leur principe et même dans leur future unité architecturale. J'y ai ajouté d'autres grands projets - vous les avez cités tout à l'heure -, on va sélectionner, si vous le voulez pour la rapidité du discours : actuellement, l'Arche de la Défense, l'Opéra Bastille et le Grand Louvre. Je ne pense pas que cela soit trop cher par rapport aux gains qu'en tirera la France. Et cela a représenté aussi des milliers d'emplois dans des métiers en péril qui sont les métiers d'art. Je crois que finalement, c'est un grand bénéfice. J'ajoute que cela devient rentable en même temps. Savez-vous qu'à Orsay, il y a chaque jour environ une moyenne de 13.000 visiteurs. Et combien viendront ici ?

Monsieur Mitterrand, et les vieilles pierres, qualifiées ainsi de patrimoine de la France ? Certains disent : au fond, le Président, il n'aime que créer des choses, il a fait de grands travaux mais il a un peu délaissé les églises, les cathédrales, etc.
Cela a même été dit à la tribune de l'Assemblée nationale.

C'est exact, tout à fait.
C'est même dit souvent sur bien des tribunes, chaque soir actuellement. Mais ce n'est pas vrai. Les crédits attribués au patrimoine sont passés, sous la législature précédente, de plus de 500 millions à plus de 800 millions. Mais d'autre part, j'ai en effet - avec le ministre de la Culture qui était Jack Lang - entrepris la restauration du patrimoine au travers de la cathédrale d'Amiens, de la cathédrale de Reims, de la cathédrale de Bourges, de la cathédrale de Bordeaux, de la cathédrale de Strasbourg; Vous vous souvenez sans doute de cette liesse populaire à Strasbourg quand enfin on a pu achever ce qui avait été entrepris dans cette belle cathédrale. Ce ne se sont que quelques exemples. On a créé quelques mille bibliothèques, on a rénové plus de cent musées de province. Donc, j'arrête là mon récit. On a aussi engagé des travaux nouveaux, vous savez bien : l'immeuble de la bande dessinée, au centre d'Angoulême, de la photographie à Arles, de la musique à Lyon et des archives du travail à Roubaix, j'en passe, je ne veux pas être trop long dans mon énumération. Je dis simplement que c'est une critique injuste. Assurément, en raison de la modicité des crédits, bien que nous ayons, avec Jack Lang, doublé les sommes, les crédits des affaires culturelles, évidemment, on ne peut pas tout faire à la fois. Par exemple, je me suis longtemps plaint auprès du Ministre et auprès des Premiers Ministres de ce que l'on n'ait pas fait ce qu'il fallait faire pour le Muséum d'Histoire Naturelle. Finalement cela a été entrepris, mais j'ai dû me battre pendant au moins trois ans.

Mais comment cela se passe dans ces cas-là ? Quand vous rencontrez le Premier Ministre vous lui dites...
Il faut choisir. Quand je parle du Premier Ministre, c'est d'avant 1986.

Monsieur Fabius ou Monsieur Mauroy.
La modernisation nécessaire de ce Musée a commencé à cette époque. Mais il m'a fallu aussi insister beaucoup pour convaincre les prédécesseurs de Monsieur Chirac. Voilà ce que je peux dire. On ne peut pas tout faire à la fois. Alors, forcément, quand on veut critiquer, on peut toujours relever que ceci n'a pas été fait, je le concède. Qui ferait mieux ? Voilà le problème.

Monsieur le Président, nous arrivons au terme de cet entretien. Restent deux ou trois petites questions qui dépassent un peu le cadre de ce grand Louvre. Est-ce que vous avez l'impression, en lisant les sondages ou autres, que les Français sont un peu agacés ou que vous jouez avec leurs nerfs parce que vous ne vous déclarez pas suffisamment tôt à leur avis ?
C'est une autre affaire. Permettez-moi de vous dire quand même un mot sur la conversation principale que nous venons de tenir. Je suis de ceux qui croient profondément - et ceux qui le croient se retrouvent dans tous les camps, dans toutes les formations politiques - qu'une politique culturelle est à la base de tout autre politique. Il faut que les Français se retrouvent dans leur histoire, dans leur art, dans leur passé pour qu'ils sachent mieux avoir l'ambition de leur avenir. C'est pourquoi j'ai beaucoup tenu à ce que la culture apparaisse comme une des actions principales des gouvernements auxquels j'ai pu adresser, disons, des conseils.

Et vous avez fini votre travail, de ce point de vue là je veux dire ?
Je n'ai pas fini mon travail, je vois où vous votez en venir, par rapport à ce que nous voyons puisque nous sommes encore sur un chantier. Ce que je peux dire, c'est que spécialement par rapport au Grand Louvre, le relais a été bien pris par l'actuel ministre de la Culture. Il a été bien pris, il faut le reconnaître, et de ce fait, Monsieur Léotard a permis que les retards qui s'annonçaient soient réduits. Il faut admettre ce qui est, la continuité dans ce domaine a joué.

Alors vous voulez en revenir à votre question que je crois avoir comprise ? Je ne sais pas si les Français s'impatientent. Ce que je pense, c'est qu'ils comprennent très bien que je fasse mon métier de Président, c'est pourquoi ils m'ont élu, il y a bientôt sept ans, que je le fasse jusqu'à la date raisonnable qui doit normalement me conduire à la fin de mon mandat. C'est sur ce terme de raisonnable que l'appréciation peut varier. Mais je fais mon métier de Président, j'étais encore hier à Bruxelles pour l'OTAN, quelques temps auparavant ailleurs, enfin, je vais, je viens pour des choses qui concernent la vie nationale. Et je répéterai ce que je répète partout : si je ne le fais pas, est-ce que l'Etat se trouvera en déshérence ?

Il y a le Premier Ministre ?
Le Premier Ministre fait du travail, mais il est quand même très pris par sa situation de candidat.

Quand on est candidat on ne peut pas tout faire, c'est cela que vous voulez dire ?
Je pense que c'est difficile quand on est candidat.

Mais Monsieur le Président, si personne n'était candidat il n'y aurait pas d'élection ?
Il a parfaitement le droit de l'être et je ne le critique pas du tout pour cela. Je dis simplement que mon rôle, à moi, est différent. Et comme je l'ai souvent dit, j'ai peur que les téléspectateurs ne se lassent de cela. Je ne suis pas candidat, je veux garder mon autorité le plus longtemps possible, notamment sur la scène internationale. Je le suis, on prend quand même quatre mois à l'avance, trois mois à l'avance, même deux mois à l'avance...

Un mois à l'avance, on arrive...
On arrive, on arrive peu à peu, c'est pourquoi cette nouvelle que vous désirez connaître, vous n'attendrez pas très longtemps avant de l'apprendre.

Votre décision est-elle déjà prise ? Vous la connaissez, cette nouvelle ?
Ma décision est prise, naturellement.

Monsieur le Président, votre frère Robert nous a confié récemment, il était notre invité parce qu'il vient d'écrire un livre sur votre famille, que ce sujet précisément était abordé au cours de réunions familiales à l'Élysée et qu'il vous disait - pardon, c'est son expression - "il faut y aller, François". Voilà, il vous parle comme cela, et puis il n'est pas le seul dans votre famille. Alors je sais que vous avez l'esprit de famille, est-ce que ce genre de réflexions peut vous influencer ?
L'ensemble de mes frères et soeurs et de leurs parents, c'est une représentation très fidèle de ce qu'est la société française. Alors, ils me disent la même chose.

Il n'y a pas beaucoup de gens de droite dans votre famille ?
Il y en a, il y a de tout. Vous voulez en revenir à la politique toujours, je leur réponds comme à vous.

La même chose ?
Donc ils n'en savent pas plus.

Peut-on prendre rendez-vous, que vous soyez ou non candidat à la Présidence de la République, pour le journal de 13 h 00 sur Antenne 2 qui suivra l'annonce de votre décision ?
Je ne peux pas vous le promettre. Je vous remercie en tout cas de votre gentillesse. Mais je ne peux pas vous dire "de toute manière, quelle que soit la décision" car je n'offrirai pas de faille dans mon raisonnement.

C'est ce que j'ai cru comprendre.
Quelle que soit la décision, je viendrai en tout cas à Antenne 2, si vous le voulez, mais quant à vous garantir le jour et l'heure, non. C'est bien imprudent.

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