Inauguration de
l'aile Richelieu du Louvre
jeudi 18 novembre 1993 - Palais de l'Elysée



Discours prononcé par François Mitterrand, Président de la République, lors de la réception offerte à l'occasion de l'inauguration de l'aile Richelieu du Louvre


 
Mesdames et Messieurs,

Laissez-moi vous dire le plaisir que j'ai de vous recevoir dans cette maison de la République. Vous y venez pour une grande circonstance. Je veux exprimer la gratitude qui vous est due pour le travail accompli qui marquera, j'en suis sûr, les annales de la République. Créer de la beauté et de la beauté utile, aménager, moderniser quand il le faut, adapter à ses besoins l'un des monuments les plus célèbres de notre capitale où s'inscrit, en fait, l'histoire de sept siècles, c'est un honneur pour chacun, chacune, chacun de ceux qui ont pu y prendre part, et moi je le ressens comme cela et j'imagine que, ne serait-ce que le plus modeste d'entre vous, nul n'est modeste ou orgueilleux, chacun fait sa part. Et pour reprendre l'expression consacrée, la plus facile, le plus modeste d'entre vous doit se sentir rempli d'orgueil pour avoir fait ce qu'il devait.

Pas loin d'ici, au Grand Palais, dans l'introduction à cette belle exposition qui se nomme " L'âme au corps ", j'ai noté ces quelques lignes d'un manuscrit de Quatremère de Quincy que je cite : " je souhaite, écrivait-il, que le Louvre devienne un lycée universel ". C'était en 1791. Et en 93, au mois de novembre, deux ans plus tard, il y a donc deux siècles, jour pour jour, le " Muséum Central des Arts " était ouvert au peuple.

Nous avons voulu rassembler, en ce jour anniversaire, celles et ceux qui depuis près de douze ans, depuis la conception jusqu'à l'exécution qui n'est pas achevée, ont conjugué leurs compétences, leur volonté et leur goût de servir pour réaliser ce grand dessein. Je suis heureux de vous accueillir à ce titre. Il m'est impossible d'énumérer même les professions sans risquer de graves oublis. Quand j'aurai dit : les architectes, les historiens, les conservateurs, les ingénieurs, les ouvriers, les artisans, combien auront échappé à cette liste, simplement les administrateurs et je veux leur réitérer l'hommage que la Nation leur doit.

Je me souviens que c'est en 1981 que j'en ai fixé les grandes lignes, tout simplement en reprenant le fil des temps, les intentions plusieurs fois affirmées. Il y a longtemps que l'on songeait à parfaire le Louvre, à le libérer de ses autres obligations, à en faire un musée total, mais la décision n'était pas prise ou ne pouvait l'être. Je pensais en 1981 que j'avais le temps devant moi, je me trompais. Finalement je l'ai eu mais pour d'autres raisons.

Rendre le Louvre à sa destination de musée, je m'en entretenais déjà lorsque j'étais étudiant avec l'un de mes camarades, toujours présent, qui dès les premiers jours de mon installation dans ces lieux m'a dit : mais tu devrais réaliser le Louvre. C'était donc environ quarante ans après nos premières conversations à ce sujet, que dis-je, près de cinquante ans. Il s'agit de Louis-Gabriel Clayeux, que certains d'entre vous connaissent et qui est resté ensuite auprès de moi avec quelques autres. Je ne vais pas les citer, je risquerai des injustices, on a suivi pas à pas l'évolution de ces travaux. Naturellement à partir de cette idée, on n'avait pas fait grand chose. Il fallait réunir les moyens et chacun sait que les moyens sont très difficiles à obtenir avec un budget annuel et des Ministres de l'Economie et des Finances jaloux de leurs maigres crédits. L'aide de Jack Lang - et M. Jacques Toubon connaîtra ce genre de difficultés, si ce n'est déjà fait - a consisté à obtenir, à arracher dans l'intérêt général, certes, mais dans l'incompréhension générale aussi, les crédits indispensables. D'autant plus que les crédits, ça se donne et puis ça se retire en cours d'année. Votre dotation fixée, il faut avoir les doigts d'Harpagon pour la retenir, et une certaine subtilité que je n'avais pas, mais on me le signalait pour distinguer la disparition dans les crédits officiels, d'abord d'une ligne trop explicite qui était remplacée ensuite par un numéro trop clair sans doute encore, alors remplacé par une référence à une lettre minuscule qui indiquait que telle somme était retirée du budget, par souci d'économie. On a besoin d'économie, et bien entendu les crédits de la culture étaient parmi les premiers visés. A quoi sert la culture...

Il faut donc des Ministres très résolus. Cela été le cas avec Jack Lang et je suis convaincu que son successeur dispose, lui aussi, de réserves d'énergie, parce que ce n'est pas fini mais aussi parce qu'il faut qu'au cours des deux ou trois années qui vont venir, vous soyez en mesure d'achever, de parachever, ce qui a été entrepris.

Je dois dire que l'homme de base, comme dans toute équipe, sans lequel rien n'eut été possible - je tiens à le dire - c'est Emile Biasini. Emile Biasini a conçu et organisé, est allé partout dans le monde ; il s'est entièrement consacré, d'abord au Louvre, ensuite à l'ensemble de ce que l'on appelle les grands travaux. Je veux lui dire mes sentiments affectueux et de gratitude en cette circonstance.

C'est lui qui m'a signalé l'existence - je le connaissais comme ça, mais vaguement et de loin - de Ieoh Ming Peï. Il fallait un architecte. Comment le désigner ? Il y a eu beaucoup de grands travaux. A Paris : une quinzaine ; en province : une cinquantaine.

D'ordinaire, on a recours à des procédures extrêmement complexes qui n'aboutissent pas nécessairement à l'unité de style. Sont conviés à donner leur avis beaucoup de gens très qualifiés, individuellement remarquablement qualifiés, collectivement c'est un peu plus douteux, mais enfin c'est très difficile finalement de dire : il y a un style de Monsieur Untel. Il n'y a pas de style. Cela change chaque fois. J'ai même remarqué que quelques grands projets ont été acceptés parce que, comme les offres sont secrètes, les jurys espéraient que ce serait tel ou tel : ils se trompaient régulièrement.

Avec Pei, on ne s'est pas trompé mais aussi n'y a-t-il pas eu de concours : c'est peut-être pour cela. Il est arrivé, au début tout seul, puis avec une toute petite équipe, son fils en particulier Je pense aussi à Léonor Jacobson, aujourd'hui disparu. Nous avons beaucoup, beaucoup débattu et j'ai su par tout ce qui m'était dit et ce que j'avais vu de ses œuvres dans le monde, aux Etats-Unis d'Amérique ou en Chine, que cela valait la peine d'essayer. Vous connaissez le résultat. Je n'ai pas besoin d'ajouter quoi que ce soit.

Auprès de moi : Paul Guimard, Robert Lion, Yves Dauge et quelques autres. Les conseils ne manquaient pas et ils m'étaient bien nécessaires. Et puis, une équipe, quelques hommes, disons le coeur de cette équipe autour de M. Lebrat et sur le plan de l'architecture d'intérieur ou d'extérieur MM. Macary et Wilmotte ; et il fallait l'aval technique de ceux qui allaient vivre leur vie professionnelle dans ces murs et développer les chances de l'art en France, les conservateurs, sous la conduite de M. Laclotte.

Mais on peut dire que, dès le point de départ, c'est l'enthousiasme qui a prévalu et je suis convaincu que, dans quelque corps de métier que ce soit, chacun a éprouvé comme une sorte d'orgueil à se sentir engagé dans un événement de cette sorte.

Voilà comment ce que Georges Salles appelait déjà, il y a longtemps, - c'était en 1950 -, le " souhait chimérique " de consacrer au musée l'aile Richelieu, occupée par le ministère des Finances, voilà comment ce "souhait chimérique" est devenu réalité.

Je remarque la multiplicité des études aujourd'hui, des documents que consacrent soit la grande presse, soit les journaux spécialisés à ce qu'est le Louvre d'aujourd'hui. Tout a été dit ou le sera. Il me semble que la critique cède le pas devant la juste louange qui englobe tous ceux dont j'ai parlé et quelques autres dans le sentiment d'un bienfait reçu et qui a pour charge de durer à travers les temps. C'est l'objet même d'un musée que son contenu soit le témoignage des temps passés et que le contenant en soit digne. Et l'on peut dire que la Pyramide, les bassins, les jets d'eau, ce qui se profile du côté du Carrousel, la future organisation qui a été déjà décidée mais qui pourra être complétée, améliorée, des jardins, la communication envisagée - Monsieur le Ministre de la Culture m'en parlait tout à l'heure - avec les jardins du Palais Royal, les bâtiments du Conseil d'Etat, afin de les faire communiquer, de libérer l'ensemble de ces bâtiments et de ces jardins qui constituent un coeur de capitale incomparable, tout ceci a de quoi mobiliser et exalter.

Mais rien ne serait possible sans le respect des détails et ces grands travaux, notamment ceux du Louvre, ont permis de rassembler les corps de métiers trop souvent oubliés, les métiers d'arts qui seraient en voie de disparition si la puissance publique, en général, ne fournissait à ces artisans remarquables, à ces artistes, l'occasion d'exercer leur métier.

Et là dans tous les domaines, j'ai admiré ce matin encore, après tant d'autres visites en ces lieux, depuis douze ans, la qualité du fini, le soin du détail, le soin des coffrages, le béton allié à la pierre au point qu'on ne distingue pas toujours où commence le béton et où finit la pierre, tant l'harmonie est réussie. J'ai admiré cette œuvre originale car il ne s'agit pas simplement d'avoir repris l'œuvre des siècles et, en particulier, celle de Napoléon IlI et de la IlIème République. J'ai admiré la manière dont sont dessinées les ouvertures, les perspectives, la relation entre le Louvre et la ville, que l'on l'aperçoit à tout instant, la façon dont les cours ont été couvertes, et si j'ose dire, peuplées de statues, peuplées d'œuvres d'art de toutes sortes. Cela nous montre que quand on le veut, un pays comme la France est toujours capable de produire de la beauté, et je crois, en l'occurrence, de la beauté incomparable.

Et puis, est-ce que nous n'assistons pas en même temps au travers de ces ouvrages à une forme de renaissance d'une autre architecture ? Déjà les architectes de grand talent sont reconnus dans le monde, architectes français en particulier, il n'y a pas que des architectes chinois ou américains, même s'il en est quelques-uns de particulièrement remarquables, il y a aussi des architectes français et ces architectes français ont déjà fait leur preuve. En d'autres lieux de Paris, on avait la marque de leur talent, de leur imagination pour célébrer généralement les arts, qu'il s'agisse du Muséum d'Histoire Naturelle, qu'il s'agisse de l'Ecole de la musique, peu importe la liste, vous la connaissez d'ailleurs, on connaît moins celle de province qui est pourtant extrêmement riche ; vraiment nous disposons non pas d'une école d'architecture, mais nous avons des architectes, et comme on aime synthétiser, l'esprit français est fait comme cela, dans un siècle, on dira une école d'architecture. Bien entendu, ceux qui en faisaient partie ne le savaient pas, mais il y a un certain voisinage de talent qui s'impose en raison du voisinage des techniques. Et finalement, ce sont les matériaux qui commandent, et tout l'art change à mesure que changent les techniques, et les techniques et les matériaux qui nous sont fournis ne sont déjà plus ceux de la première moitié de notre siècle. Ils changeront sans doute encore, si bien que cette levée d'une génération d'architectes de grand talent et en particulier d'architectes français m'apporte, je ne dirai pas le réconfort, je n'en ai pas besoin, mais un sentiment d'espoir, le sentiment que vraiment la France continue et par le meilleur ; et ceci dans la difficulté car nous vivons depuis dix neuf ans dans une dépression économique venue de l'extérieur, et c'est pourtant à cette époque là que se sont dessinées les perspectives des lendemains.

Alors, je vous remercie, Mesdames et Messieurs, pour vos efforts et votre réussite. L'effort quotidien, c'est un bonheur de vivre et je crois que l'effort n'a pas besoin d'autre récompense, il la trouve en lui-même. Je citerai Marguerite Yourcenar qui aimait le Louvre et qui écrivit, je la cite : " Là, il y avait le Louvre, il y avait le commencement du grand rêve de l'Histoire, le monde de tous les vivants du passé ". Elle ajoute " quand on aime la vie, on aime le passé parce que c'est le présent tel qu'il a survécu dans la mémoire humaine ". J'ajouterai, si je me le permets : parce qu'il dessine aussi les lignes de l'avenir.

Mesdames et Messieurs, servons la vie, servons la création, l'art, l'imagination, inscrivons-nous dans le fil de l'Histoire, nous n'en sommes que les modestes ouvriers, et pour un soir, réjouissons-nous.

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