Roland Dumas :
Partez, si vous êtes toujours socialiste !

Arnaud Montebourg

Point de vue d'Arnaud Montebourg, député de Saône-et-Loire, paru dans le quotidien Le Monde daté du 12 novembre 1998


 
Ce silence de monolithe, il faudra bien le secouer. Les responsables politiques se taisent tous comme des tombes et rasent les murs de leur conscience. A droite, on se tait en célébrant le présumé innocent, jusqu'au plus haut niveau de l'Etat. A l'exception d'un acadamécien du Figaro et d'un ancien président de la République, on parle d'autre chose. A gauche, c'est le silence ; un silence heureusement hypocrite, ponctué dans les couloirs de l'Assemblée nationale de soupirs trempés dans la tristesse, mais d'abord le silence. C'est pourtant de ce côté-là qu'aurait dû venir la colère.

Car les chefs de la gauche seraient avisés d'éviter d'abandonner à eux-mêmes les citoyens qui portent seuls le fardeau de la désapprobation.

Pour quelle raison, en effet, les responsables politiques que nous sommes ne pourraient-ils pas avoir une âme et une conscience, pour juger, dans leurs propres termes, sur le terrain politique et non pas judiciaire, le comportement du président du Conseil constitutionnel ? Nous sommes même spécialement commis et élus pour avoir une opinion sur tous les sujets et en toutes circonstances devant les électeurs. Conserver le silence plus longtemps sur cette affaire accréditerait dans l'esprit public que la solidarité autoprotectrice de la classe politique serait plus forte et plus solide que celle des représentants de la nation à l'égard des souffrances et du désarroi de nos concitoyens.

Il est vrai que Roland Dumas a droit au doute, en raison des services exceptionnels qu'il a rendus à la nation. Il a aussi droit à notre amitié en raison des combats extraordinaires qu'il a menés comme avocat, courageusement engagé dans le précipice de la guerre d'Algérie, ou discrètement actif dans l'imbroglio tordu des affaires successives et répétitives de la droite au pouvoir pendant vingt-cinq ans.

Mais nous avons quitté la zone du doute. Et les hommes de gauche sentent remonter à la surface les souvenirs désagréables des mauvaises fréquentations de certains des leurs, de l'argent en espèces qui circule, de l'influence qui s'achète ou se vend, de la légèreté de certains avec l'exigence fiscale et des comptes à numéros dans les paradis fiscaux.

Ils se souviennent avoir dû être solidaires avec des actes qui ont brisé leurs projets et anéanti jusqu'au plus profond de leurs forces physiques et morales. Les hommes de gauche doivent désormais parler. Ils n'auront pas à juger la culpabilité ou l'innocence judiciaire du président du Conseil constitutionnel, qui répond aux seuls critères de la loi : les juges ont là le monopole de l'appréciation. Ils n'auront pas davantage à apprécier sur le terrain moral : en matière de bien ou de mal, personne ne détient la vérité. Ils devront finalement juger et se déterminer sur le terrain politique, en fonction des valeurs qu'ils y défendent face à leurs adversaires.

La mise en examen ne doit pas conduire à la démission des fonctions publiques. Ce serait aggraver l'atteinte à la présomption d'innocence et ouvrir les portes de l'institution judiciaire aux sycophantes et à on ne sait quels dénonciateurs de champs de foire.

La démission des fonctions, acte de haute responsabilité, renvoie à autre chose qu'une décision de poursuites judiciaires, mais à la beauté morale d'un choix politique se référant aux valeurs qu'on s'est données à défendre dans sa propre action politique. Pierre Mendès France a, il y a longtemps, déjà donné à réfléchir sur le sens de ce beau geste à de nombreuses générations de combattants politiques.

Quel sens prendrait notre combat d'hommes de gauche lorsque nous soutenons la lutte contre la fraude fiscale des hauts revenus non issus du travail salarié ; quel sens prennent nos déclarations d'intention lorsque nous réclamons le démantèlement immédiat des paradis fiscaux et lorsque nous exigeons de nos partenaires européens la signature de conventions permettant d'aiguiser les moyens de lutte contre le blanchiment de l'argent sale ?

Le député que je suis pourrait-il être favorable à ces exigences, pourrait-il être cru sur parole sans avoir dit un seul mot à l'égard du président du Conseil constitutionnel, à la fois garant de la constitutionnalité des lois et impliqué dans la noirceur de ces curieuses révélations ?

J'entends venir le rugissement de ceux qui m'accuseront d'avoir fait injure à l'amitié que je dois à l'un des miens et à mon camp. Mais l'amitié est exigeante. Elle prend sa force et son sens dans la défense d'une cause commune. C'est au nom de cette cause que nous nous devons solidarité mutuelle. Si l'amitié est au contraire complaisante et admet de tels écarts individuels, à l'aune des valeurs politiques que nous défendons ensemble, la politique devient une affaire de clans. « On n'a le droit de faire sa fortune qu'en faisant son devoir », écrivait l'avocat de génie Roland Dumas, en 1969. Quelle serait aujourd'hui la teneur et la consistance de ce devoir d'homme de gauche ? Se maintenir à tout prix, comme la bernique colle au rocher, indifférente aux paquets de mer ? Ou quitter les hautes fonctions dans lesquelles son indéfectible solidarité l'a mené ?

Toute l'histoire du mouvement ouvrier et de la gauche française pose et repose sans cesse la question du pouvoir. Faut-il l'exercer jusqu'au bout et à tout prix, jusqu'à détruire le projet qui avait motivé sa conquête ? Ou faut-il le quitter à temps, avant que les valeurs, les idées, les forces qui l'ont porté s'en trouvent meurtries ? Léon Blum, Jean Jaurès avant lui, Pierre Mendès France après lui, François Mitterrand, ont chacun donné des réponses divergentes.

Telle est la faiblesse congénitale de la gauche : s'infliger à elle-même dans l'exercice du pouvoir une critique impitoyable. C'est sa faiblesse, mais c'est surtout sa force dans la part qu'elle a prise depuis sa naissance dans les combats pour la transformation de la société française.

Pour que les idées que nous nous efforçons de traduire en actes ne perdent ni de leur intensité ni de leur force, pour qu'elles ne subissent pas les objections venimeuses tirées de ces circonstances judiciaires et cornéliennes, je crois, en conscience, que si Roland Dumas est toujours socialiste, il lui faudra avoir la sagesse de se retirer.

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