Les enchères truquées
de Francis Mer


L'Etat a vendu sa part de capital du Crédit Lyonnais, au mépris de la démocratie.

Jean-Pierre Brard, député apparenté communiste de Seine-Saint-Denis
Yves Cochet, député vert de Paris
Paul Giacobbi, député radical de gauche de Haute-Corse
Arnaud Montebourg, député socialiste de Saône-et-Loire

Point de vue paru dans les pages du quotidien Libération daté du 3 décembre 2002



Jean-Pierre
Brard


Yves
Cochet


Paul
Giacobbi


Arnaud
Montebourg




En moins de deux jours, un dixième du capital de la quatrième banque française a été vendu par le ministre des Finances sans aucune consultation, sans appel d'offres digne de ce nom, presque en « mano a mano » sous une table. La mise en vente de 10,9 % du capital du Crédit Lyonnais a été annoncée furtivement vendredi soir, les offres ont été déposées précipitamment samedi entre 3 et 6, et le résultat des enchères présumées a été asséné dimanche après-midi. Pourquoi réaliser le week-end, presque en catimini, une opération d'une telle envergure ?

La vraie explication de cette vente précipitée à l'encan, c'est que l'Etat actionnaire n'est soumis à aucun contrôle institutionnel en France. Le pouvoir exécutif regarde comme une de ses multiples compétences exclusives l'intervention dirigiste et centralisée sur l'économie, une sorte de survivance de la gestion des domaines royaux. L'ensemble des richesses de l'Etat est ainsi géré par une poignée d'agents au ministère des Finances, irresponsables politiquement et sans contrôle institutionnel d'aucune sorte. Ni l'Assemblée nationale, ni aucune autorité de justice n'ont leur mot à dire. Il s'agit du bien public, de l'intérêt public, de la richesse commune, et pourtant lorsqu'un ministre des Finances décide unilatéralement qu'il veut vendre une partie des biens de la communauté, il n'en répond devant aucune instance de représentation nationale. C'est comme cela d'ailleurs que la liquidation de Thomson Multimédia a failli se faire pour «un franc symbolique» sous le précédent gouvernement de droite... gestion des biens publics ô combien pertinente, puisque l'entreprise est aujourd'hui valorisée à 5,4 milliards d'euros.

Il est d'ailleurs désespérant de voir que l'exécutif du régime a systématiquement été associé à une certaine doctrine en matière de nationalisations-privatisations : l'idéologie présidentielle est passée du «tout-Etat» en 1981 au « bradage général » en 1986, pour finalement décréter un « ni-ni » incompréhensible économiquement au tournant des années 80-90. Il est vrai que les grandes braderies ont souvent eu lieu sous des gouvernements de droite, empressés de vendre aux plus offrants les quelques outils encore disponibles de régulation économique.

Il est peut-être encore plus désespérant de constater que cette saga est ponctuée de liaisons contre nature entre les gestionnaires publics chargés de l'achat ou de la vente et des dirigeants privés qui profitent des périodes de soldes du bien commun. L'exemple de ce week-end n'échappe pas à la règle, et ce genre d'opération paraît appelé à se répéter tant qu'il restera des bijoux de famille à liquider pour boucler les fins de mois de ce gouvernement.

Le plus grave est que l'absence totale de contrôle démocratique sur cette gestion irresponsable des biens publics par le pouvoir exécutif est parvenue, au cours des vingt dernières années, à décrédibiliser complètement l'engagement de l'Etat dans l'économie. La porte d'une «révolution libérale» en France a été progressivement ouverte par les institutions colbertistes de la Vème République.Aujourd'hui, c'est le gouvernement Raffarin qui donne le coup d'envoi à une bataille de chiffonniers sur le marché bancaire, démissionnant de son rôle de régulateur dans l'arène du marché libéral.

Au total, cette vente de la participation de l'Etat dans le Crédit Lyonnais se fait au mépris de toutes les règles démocratiques, au mépris de toutes les règles de bonne gestion publique et même au mépris du bon fonctionnement du marché. L'opacité de la vente ouvre la voie à tous les soupçons.
Certes, l'opération paraît largement gagnante pour l'Etat. Peut-être même un peu trop, à vrai dire. BNP-Paribas a payé 58 € une action qui n'en valait que 39 € à la clôture du marché vendredi soir, soit près de moitié plus. Lorsqu'on analyse les rachats de participation dans des banques européennes sur les deux dernières années, on constate que jamais un tel surcoût n'a été atteint. Et dans la conjoncture actuelle des banques (augmentation des provisions pour dépréciation d'actifs, diminution du produit net bancaire), ce « cadeau » fait à l'Etat a de quoi surprendre, et ce en dépit des propos rassurants sur « la valeur de cette opportunité exceptionnelle ». L'absence de muraille entre intérêts du pouvoir exécutif et intérêts privés d'anciens hauts fonctionnaires n'est pas vraiment de nature à rassurer sur la transparence de l'opération. Ce prix très au-dessus du prix de marché n'est-il pas le signe d'un accord plus étendu qu'un simple appel d'offres ? Un regard bien veillant de Bercy sur la future montée de la BNP dans le Crédit Lyonnais, par exemple ? Dans son édition du 25 novembre 2002, le Financial Times estime d'ailleurs que seul un objectif de prise de contrôle du Crédit Lyonnais par BNP Paribas peut justifier une prime de 50 % sur le dernier cours coté. Et, in fine, la rentabilité du placement dépend de « synergies » entre les banques, autrement dit de la suppression de plusieurs milliers d'emplois.

La droite prétendument libérale s'empêtre dans ses contradictions : elle défend le marché, mais sous condition qu'il puisse servir les intérêts de quelques entreprises privées ou d'amis personnels du pouvoir. Les intérêts du citoyen-consommateur, qui s'est déjà vu sommé de renflouer le Crédit Lyonnais et qui paiera au prix fort la concentration du paysage bancaire en France, ces intérêts-là pèsent bien peu face à l'interprétation du libéralisme décliné par la droite française. Ces intérêts-là n'ont aucun moyen de se faire prévaloir au sein de nos institutions républicaines actuelles. Ces intérêts-là, ce sont ceux de la démocratie et de la République. Ils sont évalués à 2,2 milliards d'euros par monsieur Mer.
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