Une sanction de trop

Arnaud Montebourg
par Arnaud Montebourg,
député de Saône-et-Loire
secrétaire de la commission des lois


Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du mercredi 7 juin 2000

Cette immunité ainsi organisée fait ressembler le président de la République au roi du Maroc ou au prince de Monaco.

En 1868, Léon Gambetta, avocat alors inconnu, avait défendu jusqu'à faire trembler les vitres du Palais de justice et le régime finissant, un journaliste nommé Delescluze qui avait osé lancer, sous le Second Empire, une souscription à la mémoire d'un député mort en défendant la République pendant le coup d'Etat du dernier des Bonaparte. Acte inoffensif, consistant à parler, à dire, à symboliser, acte pourtant que la justice impériale avait voulu censurer.

Gambetta part en vrille, attaque : « Oui ! Le 2 décembre, autour d'un prétendant, se sont groupés des hommes que la France ne connaissait pas jusque-là, qui n'avaient ni talent, ni honneur, ni rang, ni situation, de ces gens qui, à toutes les époques, sont les complices des coups de la force, de ces gens dont on peut répondre ce que Salluste a dit de la tourbe qui entourait Catilina, ce que César dit lui-même en traçant le portrait de ses complices, éternels rebuts des sociétés régulières : « aere alieno obruti et vitiis onusti » , « un tas d'hommes, perdus de dettes et de crimes » , comme traduisait Corneille. C'est avec ce personnel que l'on sabre depuis des siècles les institutions et les lois et la conscience humaine est impuissante à réagir, malgré le défilé sublime des Socrate, des Cicéron, des Caton, des penseurs et des martyrs qui protestent au nom de la religion immolée, de la morale blessée, du droit écrasé sous la botte d'un soldat. »

Gambetta assène ses coups devant un ministère public repré-sentant de l'empereur, pantois, empêché de réagir devant l'extraordinaire et audacieuse liberté du plaideur républicain. Les magistrats médusés chercheront à le sanctionner, mais n'y parviendront pas.

Voilà la belle tradition républicaine dont nous sommes tous issus, nous députés de gauche. Celle de la liberté de la parole judiciaire et parlementaire, conquise, comme le dit Léon Gambetta, contre le « droit écrasé sous la botte du soldat ». C'est une petite partie de cette liberté qu'a reprise le président de l'Assemblée nationale, Raymond Forni, au député Vert Noël Mamère, au nom - c'était bien cela le plus inacceptable - de la « tradition républicaine », en lui infligeant une sanction s'apparentant à une censure.

Ce n'est pas Noël Mamère que je veux défendre ici, qui n'est pas toujours défendable, mais le député qui a usé de sa liberté d'expression parlementaire dans l'enceinte de l'Assemblée nationale et qui a fait l'objet d'une sanction de trop.

Mais quel est donc le crime que le député Noël Mamère aurait ainsi pu commettre ? Il a, figurez-vous, évoqué - chose impensable ! fait inqualifiable ! - l'implication du président de la République dans les affaires de fraude électorale de la Ville de Paris. Celle-ci est pourtant d'une telle évidence qu'elle fait dans l'opinion publique l'objet de toutes les chroniques et de tous les commentaires.

Partout en France, on pense, on dit et on écrit cette implication, à tout le moins la connaissance par le maire de Paris, entre 1977 et 1995, de tout ou partie de ces infractions qui l'ont aidé dans sa lente ascension jusqu'au pouvoir suprême : trucages des marchés de la Ville de Paris et de l'office HLM de la Ville ; organisation sur une vaste échelle d'emplois fictifs payés par les contribuables de la Ville au profit d'un parti dont il était le chef ; distribution en série de divers avantages aux frais des contribuables, procurés par le patrimoine de la Ville comme les appartements luxueux du fameux domaine privé ; organisation dans les arrondissements incertains d'un système de fraude à la loi électorale.

Cette forme moderne du bonapartisme, fabuleusement décrite dans les phrases assassines de Léon Gambetta, se retrouve étrangement dans les pratiques du groupe d'hommes qui a pris, avec et autour de Jacques Chirac à la Mairie de Paris, le pouvoir par des moyens illégaux sur lesquels aujourd'hui près d'une dizaine de juges d'instruction et de services de police enquêtent, travaillent et avancent.

Se taire sur de telles pratiques est impossible, puisqu'elles sont un fait et une vérité cruelle que seuls les partisans embarrassés du président de la République ne peuvent pas et ne veulent pas entendre.

Il n'y aurait donc que quelques mètres carrés en France, petit territoire de l'hémicycle où se rassemblent les représentants de la nation dans lequel cette vérité ne pourrait pas éclater, alors que la France entière s'est déjà fait une opinion sur la gravité de ce système ?

Sanctionner l'expression d'une telle vérité ne pouvait pas se faire au nom de la tradition républicaine que le président de l'Assemblée nationale a invoquée.

Cette lecture de la Constitution consistant à organiser la protection permanente du président de la République française est une lecture foncièrement antirépublicaine de nos institutions. C'est même soutenir, voire stimuler, les dernières traces d'un bonapartisme que contient encore la Constitution de la Ve République que d'avoir agi comme l'a fait Raymond Forni.

Dans nos institutions, le chef de l'Etat est un irresponsable au sens constitutionnel du terme. Selon la lecture donnée par le Conseil constitutionnel, le président pourrait tuer père et mère, se livrer au trafic de stupéfiants dans l'exercice de ses fonctions qu'il n'aurait à répondre sur le plan politique ou même judiciaire d'aucun de ces actes.

Cette immunité ainsi organisée fait ressembler le président de la République au roi du Maroc ou au prince de Monaco.

C'est sans conteste cette lecture qu'a préféré affirmer le président de l'Assemblée nationale. Cela ne pouvait pas m'étonner si ce président de l'Assemblée n'avait pas été socialiste. Mais il l'est, et c'est la raison pour laquelle je ne peux que me désolidariser de son acte comme socialiste et comme républicain fervent, refusant les immunités, les protections et les privilèges de toutes sortes qui affaiblissent l'idée même de la République.

Jean Jaurès disait que « la République est l'humus du socialisme ». Il nous reste à entretenir cet humus et à lire et relire encore ce que les républicains fondateurs ont pris de risques, comme Léon Gambetta et les siens, pour nous permettre d'avoir l'insigne liberté de pouvoir dire aujourd'hui que le président actuel n'est pas un homme irréprochable.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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