Réussir la construction européenne

par Pierre Moscovici,
ancien ministre des Affaires européennes, représentant de la France à la Convention européenne, et secrétaire national du Parti socialiste chargé des questions internationales.
Article paru dans le quotidien Libération daté du mardi 23 septembre 2003


 
La Constitution européenne, issue des travaux de la Convention qui a achevé sa tâche cet été, sera au cœur de la confrontation démocratique dans les mois qui viennent. Ce débat sera difficile, il risque d'être confus. Il se déroule en effet dans un contexte international qui attise les inquiétudes, marqué par une mondialisation déréglée, affecté par le retour du chômage de masse, choqué par les menaces contre la paix, déstabilisé par les conséquences de l'unilatéralisme américain. Plus que jamais l'Europe suscite les passions, elle provoque les amalgames, elle soulève des interrogations légitimes. Pour ma part, je veux dire pourquoi, et dans quelles conditions, nous devons faire nôtre la Constitution européenne.

La Convention européenne est tantôt idéalisée, tantôt caricaturée. En fait, avec ses imperfections et ses limites, elle est une avancée réelle et même, sur nombre d'aspects, un succès. Succès dans la méthode, tout d'abord. Ouverte à toutes les institutions européennes ­ parlements nationaux et européens, Commission, gouvernements ­ et non aux seuls exécutifs, la Convention a permis le pluralisme intellectuel et politique. Elle a favorisé la transparence, indispensable au progrès démocratique. Loin d'opposer les intérêts purement nationaux, elle a encouragé la recherche du consensus. Bref, il y a bien eu un «esprit de la Convention», qui a permis un vrai saut qualitatif.

Cette méthode exemplaire, surtout, a accouché d'un compromis positif. En matière de simplification des traités, le résultat est tout à fait satisfaisant : l'Union européenne est dotée d'une personnalité juridique unique, les compétences sont plus clairement présentées, le nombre d'instruments et de procédures juridiques est réduit. Deux percées démocratiques sont essentielles. La Charte des droits fondamentaux de l'Union, qui consacre nos valeurs communes, est intégrée à la Constitution, dont elle devient le socle de principes. Surtout, cette Constitution existe, et c'est une novation politique considérable, inimaginable il y a si peu d'années. Ne boudons pas là notre plaisir.

Le compromis institutionnel, de son côté, aboutit à un rehaussement bienvenu du «triangle institutionnel» européen. Le Conseil européen et le conseil des ministres devraient gagner en efficacité, avec l'élection pour deux ans et demi d'un président du Conseil européen, et la fin du système absurde de présidence tournante de six mois pour le Conseil. La Commission devrait être mieux pilotée, par un président désigné par le Parlement européen en fonction du résultat des élections européennes, et donc doté à cette occasion d'une légitimité politique qui lui fait aujourd'hui défaut. Le Parlement européen, enfin, est le grand gagnant, avec l'extension du vote à la majorité qualifiée et de la codécision à quarante nouveaux domaines. Cette construction, bien sûr, est imparfaite et fragile. Mais le pire ­ l'Europe soumise à la seule pression des gouvernements ­ a heureusement été évité.

Si les progrès de l'« Etat de droit européen » ne sont guère contestables, il n'en va malheureusement pas de même des politiques communes, qui sont pourtant, et justement, la priorité des citoyens. Les avancées, là aussi, ne manquent pourtant pas. Les moyens pour lutter contre la criminalité au niveau européen sont fortement augmentés. La défense européenne prend forme. La politique étrangère et de sécurité commune (PESC) trouve un cadre institutionnel, avec la création d'un ministre des Affaires étrangères de l'Union.

Mais le bât blesse dans deux domaines pourtant essentiels, l'économique et le social. En matière de gouvernance économique, quelques mesures sont certes proposées : reconnaissance de l'«eurogroupe», représentation extérieure unifiée de la zone euro, renforcement du rôle de la Commission pour la définition des grandes orientations de politique économique. Cela reste trop timide, beaucoup trop timide. A l'heure où la croissance européenne fait défaut, les conventionnels ont refusé, sous la pression des droites européennes, le choix de la coordination des politiques économiques et s'en sont tenus, pour l'essentiel, aux options traditionnelles de la régulation par le libre jeu de la concurrence. Les succès très importants obtenus à la fin des travaux de la Convention, avec la reconnaissance de la diversité culturelle et, surtout, celle d'une base juridique pour les services publics ne suffisent pas à inverser ce jugement. Le projet de la Convention européenne ne comprend aucun recul, mais il ne va pas assez loin.

Comment se prononcer ? Certains, à gauche, paraissent tentés de « jouer la crise », au risque d'affaiblir la principale ­ la seule ­ instance de régulation dont nous disposons. En amalgamant l'Europe et la mondialisation libérale, ils espèrent capitaliser la déception et la colère que celle-ci suscite, notamment à l'extrême gauche. Pour ma part, je m'engage, et j'espère que les socialistes, dépassant leurs clivages pour rester fidèles à leur idéal européen, le feront clairement.

Bien sûr, j'aurais aimé un traité plus social, plus fédéral, doté d'une dynamique démocratique plus riche. Mais j'ai la conviction que la Convention européenne a réussi un indéniable saut politique. Soyons aussi conscients que son échec signifierait le maintien des institutions du traité de Nice, ce qui constituerait un terrible retour en arrière. L'Europe élargie aurait manqué sa dernière chance de se réformer et de se relancer. Le statu quo qui en résulterait marquerait le triomphe de tous ceux ­ souverainistes, libéraux acharnés, démagogues de tout poil ­ qui refusent une Europe porteuse de projet et de vision. C'est pourquoi il faut saluer le texte de la Convention et le prendre comme base de départ.

Il n'est pas encore temps de répondre par «oui» ou «non» à la question de l'adoption de la Constitution européenne. Car ce n'est pas sur le texte de la Convention que les Européens auront à se prononcer, mais bien sur celui qui sortira d'une Conférence intergouvernementale (CIG) au début 2004. Il revient maintenant au président de la République et au gouvernement de prendre leurs responsabilités dans le cadre de la CIG, afin de maintenir les acquis de la Convention et d'obtenir de nouvelles avancées. Ils peuvent compter, pour cela, sur la vigilance et l'exigence des socialistes et de la gauche. Il s'agit de dépasser sans déconstruire.

Conjurons la menace de défaire l'ouvrage de la Convention que feront immanquablement peser certains Etats. Un recul sur la réforme du Conseil ou de la Commission serait préoccupant. Toute remise en cause des compromis obtenus sur la culture ou les services publics serait inacceptable. Quant à l'héritage spirituel, religieux, humaniste des Européens, il faut en rester, sans changer un mot ­ et surtout sans ajouter de référence explicite à Dieu ­, à la rédaction trouvée par la Convention, après des travaux subtils et complexes.

Ne nous contentons pas, toutefois, de maintenir le texte de la Convention tel qu'il est. Des améliorations sont nécessaires, et elles sont possibles. Leur sens est clair : conforter tout ce qui, dans la Constitution, permettra de répondre aux aspirations des Européens, en premier lieu en favorisant le retour au plein emploi. Cela appelle de premières avancées vers l'harmonisation sociale et surtout fiscale. Cela implique, aussi, de favoriser la souplesse, en permettant la constitution, sur telle ou telle politique, sur tel ou tel projet, d'une avant-garde. C'est indispensable, car l'Europe à vingt-cinq doit être unie, mais ne saurait être uniforme.

J'ai la conviction qu'une Constitution européenne, ratifiée par les peuples, c'est-à-dire par le référendum ­ si possible dans toute l'Union, au moins en France ­, est le préalable au grand dessein que l'Europe attend. Elle n'y suffira pas. Il faudra, après avoir construit la charpente institutionnelle, dépasser cette étape et bâtir un projet commun. En attendant, ne ratons pas la première marche, et donnons à l'Europe les moyens de sa puissance, c'est-à-dire sa Constitution.
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