L'Espagne, la France, les Vingt-Cinq...


Point de vue signé par Pierre Moscovici, ancien ministre des Affaires européennes, secrétaire national du Parti socialiste chargé des questions internationales, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 13 avril 2004


 
Les élections législatives en Espagne, avec la victoire du Psoe de José Luis Zapatero et le succès de la gauche aux régionales en France, créent une nouvelle donne politique. Je les crois décisives pour l'Europe. Celle-ci est confrontée, dans les années qui viennent, à ces défis sans précédent: elle va s'élargir à dix nouveaux pays le 1er mai, élire un nouveau Parlement européen aux pouvoirs étendus le 13 juin, désigner une nouvelle Commission en novembre, redéfinir ses finances et ses politiques en 2005-2006, enfin se doter d'une Constitution. Force est de constater que l'Europe abordait ces échéances en fâcheuse position. Les Européens doutent de leur dessein commun: jamais l'opinion européenne n'a été aussi inquiète, aussi morose, aussi incertaine. L'Europe, en effet, était dominée par l'ombre du souverainisme et affaiblie par sa division.

La contagion d'une conception de l'Europe réduite à la coalition des intérêts nationaux semblait devoir l'emporter. José Maria Aznar, le premier ministre espagnol battu, en était l'illustration la plus pure, toujours prompt à affirmer la suprématie des droites conservatrices, mais aussi à défendre les positions espagnoles sans souci de la construction européenne. Cette attitude égoïste n'a pas épargné le couple franco-allemand - ou plutôt le duo Chirac-Schröder - qui ne s'est guère montré, sur le pacte de stabilité, sur la Constitution ou sur la guerre en Irak, soucieux de la cohésion des Européens, créant chez ses partenaires la crainte d'un directoire et le rejet d'une parole arrogante.

L'Europe était aussi dramatiquement affaiblie par ses divisions, exacerbées par la guerre en Irak qui a créé un clivage artificiel, désiré par l'administration américaine, entre une " vieille Europe " franco-allemande, et une " nouvelle Europe " atlantiste, animée par Tony Blair. Déchirée, l'Europe a été inaudible, elle est ressortie de ce conflit fâchée contre elle-même.

Les élections espagnoles et françaises ne sont pas une révolution, elles ne font pas passer l'Europe de l'ombre à la lumière, elles s'inscrivent dans une logique d'alternance ou de sanction démocratique. Mais elles représentent un changement majeur pour l'Europe. Ce changement est d'abord politique. Beaucoup pronostiquaient le déclin historique de la social-démocratie et le règne durable des droites européennes. Les Espagnols et les Français, en se mobilisant, ont montré qu'il n'y avait pas là une inexorable fatalité. Ils ont ainsi ouvert une nouvelle perspective à la gauche en Europe, celle du retour au pouvoir, et plus encore de politiques de croissance, de justice, et de cohésion sociale repensées, tenant compte des échecs et des insuffisances de la période précédente.

Ces élections modifient aussi en profondeur l'équilibre des forces en Europe, notamment dans le rapport aux États-Unis. Le succès du Psoe en Espagne marque le renouveau de cette " vieille Europe " hier tant décriée, il affaiblit les courants favorables aux thèses des néoconservateurs américains.

Ce rééquilibrage était indispensable. Car le paradoxe européen devenait insupportable. D'un côté, l'Europe est en panne, elle est désenchantée, voire désabusée. De l'autre, le besoin, la demande d'Europe sont aussi puissants qu'inassouvis. Qu'il s'agisse de la croissance et de la convergence des droits sociaux, de la politique étrangère et de sécurité communautaire (PESC) ou de la lutte contre le terrorisme, chacun sent bien qu'il ne peut y avoir de solution qu'européenne, que seule une vision européenne peut ouvrir une perspective et une espérance. Celle-ci est désormais possible à court terme dans deux domaines au moins.

Le premier est celui de la Constitution européenne. La défaite d'Aznar et, parallèlement, la démission du premier ministre polonais Leszek Miller marquent la déroute du camp anticonstitutionnel et eurosceptique. Tout n'est certes pas résolu, beaucoup de questions, au-delà même de la répartition des voix et des pouvoirs au Conseil, ne sont pas résolues : le vote à la majorité qualifiée en matière sociale et fiscale ou dans la PESC, les modalités de révision de la Constitution sont les principales. Mais la nouvelle donne européenne doit faire évoluer notre état d'esprit. Plus que jamais, continuons d'être exigeants sur les priorités et les valeurs qui sont les nôtres. Une bonne Constitution européenne est possible, elle est nécessaire: avançons.

Le deuxième champ est politique. Les élections européennes du 13 juin seront très importantes, car le nouveau Parlement qui sera alors élu aura des pouvoirs accrus : il sera plus puissant en matière législative et budgétaire, il pèsera sur la nomination de la Commission, il sera de facto doté d'un mandat constitutionnel. Ce Parlement européen semblait promis à la domination sans partage des droites du Parti populaire européen (PPE), qui ont éliminé sans état d'âme toute référence à leurs origines chrétiennes-démocrates et fédéralistes. Il n'en va plus de même aujourd'hui, la bataille redevient ouverte.

Une hirondelle ne fait pas le printemps, trois dimanches électoraux heureux ne bouleversent pas la face du monde, ni même de l'Europe. Les socialistes français, notamment, ne doivent pas se laisser griser : notre succès aux régionales marque le début de la réconciliation avec les Français, mais il reste beaucoup de travail pour être à nouveau complètement désirés. Ne sous-estimons toutefois pas ce qui s'est produit en Espagne et en France. Il y a là une belle occasion pour un nouveau départ de la gauche et de l'Europe. Ne la ratons pas.
© Copyright Le Figaro

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