Traité constitutionnel européen
Le besoin d'une nouvelle relance

Pierre Moscovici
Point de vue signé par Pierre Moscovici, ancien ministre des Affaires européennes, vice-président du Parlement européen, paru dans le quotidien Le Figaro daté du 28 avril 2005


 
Le 29 mai approche, et le non à la Constitution européenne fait la course en tête. Les causes de ce scepticisme sont largement nationales. L'usure du pouvoir qui frappe Jacques Chirac, l'impopularité du gouvernement Raffarin, l'insuffisance des résultats économiques et sociaux de leur politique, l'angoisse sociale qu'elle engendre, sont sans doute les premiers facteurs du non.
Mais celui-ci provient aussi d'une désillusion européenne, d'une perception de l'Europe comme trop libérale, qui atteint le cœur des institutions européennes. C'est pourquoi il faut répondre à plusieurs questions essentielles : l'Europe est-elle par essence libérale, la Commission l'est-elle devenue, la Constitution aggrave-t-elle la situation ou aide-t-elle à l'améliorer ?

Le décrochage de l'opinion s'est en effet effectué lorsque le président de la Commission, José Manuel Barroso, a remis sur la table le projet de directive sur les services, appelé de manière approximative « directive Bolkestein », que l'on croyait pourtant remisé. La Commission est au cœur de la méthode communautaire. Elle en est le moteur, la source de son initiative, l'expression, partagée avec le Parlement européen, de la légitimité européenne à côté de la légitimité des États-nations exprimée par le Conseil des ministres. Elle a toujours été au cœur des progrès de l'Europe politique, économique et sociale. Aujourd'hui, elle semble ne plus l'être.

M. Barroso est un étrange animal politique. Son pedigree est à la fois maoïste et libéral, ce qui constitue un mélange assez détonant. Il fait preuve de grandes qualités et de défauts préoccupants. L'homme possède un incontestable brio. Intelligent, polyglotte, il est doté d'une vraie capacité à agir, à comprendre et à décider. Ainsi a-t-il fait preuve d'autorité au moment de la répartition des portefeuilles au sein de la Commission. Il a, aussi, montré sa faculté d'écoute et de synthèse. Il a par exemple tenu compte des remarques du Parlement européen en tempérant le caractère par trop libéral de sa première version de la stratégie de Lisbonne, qui vise à faire de l'Europe la zone la plus compétitive du monde et constitue le cœur du projet de la Commission. M. Barroso n'est donc pas un incapable.

C'est pire que cela, il est dangereux, y compris parce qu'il est capable ! Son style, en effet, s'affirme. Il a été frappé d'autisme lorsque le Parlement européen a souligné l'impossibilité de nommer un homophobe en tant que commissaire chargé des libertés. Il a fait preuve d'imprudence et s'est révélé provocant en remettant sur le tapis le projet de directive sur les services. Il a ainsi, en privilégiant ses inclinations idéologiques personnelles sur l'unité des Européens, qui plus est devant un « think tank » ultralibéral, le Lisbon Council, réveillé l'hostilité à la construction européenne.

Il l'a fait sans raison, puisqu'il ne disposait pour avancer dans cette direction ni du soutien explicite du collège des commissaires ni de la majorité au Conseil européen ou au Parlement européen. Il a donc dû retirer sa proposition, non sans causer des dégâts durables.

Par-delà la personnalité du nouveau président de la Commission, cet épisode mérite qu'on s'y arrête davantage, tant il illustre une méthode nuisible pour l'Europe. La «directive services» est un mauvais texte, qui devait être retiré. L'insistance de M. Barroso est une grave erreur politique, car la politique est affaire de psychologie. En agitant ce chiffon rouge, il a ignoré les sentiments d'une Europe inquiète. Car l'Europe doute, après un élargissement impensé et en tout cas inexpliqué, elle a le vertige en l'absence de frontières définies, elle souffre d'un déficit de gouvernance, elle ne crée pas assez de croissance et d'emplois. Cette Europe fragile ne peut être laissée à la confrontation des égoïsmes nationaux au sein du Conseil, elle a besoin d'être entraînée, rassurée, elle a besoin d'un leadership pédagogue, rassembleur et visionnaire.

La provocation de M. Barroso est très exactement à l'opposé de cette exigence. Elle traduit au contraire, chez celui qui est théoriquement chargé d'exprimer l'intérêt général européen, le retour du refoulé, la suprématie de l'instinct libéral, individualiste, sur l'esprit communautaire. Elle brutalise ce qui fait la force de l'Union, sa capacité à défendre un modèle social.

Cette approche est destructrice pour ce modèle dont la Commission, institution fondamentale et indispensable, a si longtemps été la garante. En centrant la stratégie de Lisbonne sur la seule libéralisation de l'économie, elle néglige les autres dimensions environnementale et sociale, elle confond la compétitivité et la concurrence. En tirant la Commission vers la droite et vers l'économisme, elle affaiblit l'institution elle-même. Cette attitude favorise l'assimilation entre l'Europe et le néolibéralisme, elle accroît l'anxiété et les doutes, elle mine la confiance déjà précaire des Européens. Il y a là une erreur fondamentale. L'Europe n'appartient à personne. Elle n'est pas la propriété d'une idéologie ou d'un camp. Le modèle européen constitue cet équilibre subtil, unique au monde, entre l'efficacité économique et la justice sociale, entre la liberté et la solidarité, qu'a exactement défini Jacques Delors et qui a permis la relance de l'Europe au tournant des années 80.

C'est cet équilibre, c'est cette méthode, adaptée à un contexte radicalement modifié, qu'il faut retrouver.

L'Europe attend aujourd'hui une nouvelle relance et non un virage à droite. Cela passe par un budget largement supérieur à 1 % du PIB, condition sine qua non pour une politique de grands travaux d'infrastructure, pour un accroissement de nos investissements dans l'avenir, à travers un effort redoublé pour l'éducation et la recherche, elle appelle à moyen terme une harmonisation sociale et fiscale. Cette Europe relancée a besoin, aussi, d'être mieux gouvernée, plus transparente, plus accessible au citoyen, d'être dotée d'une vraie politique étrangère et de défense commune, elle doit devenir un espace démocratique d'essence fédérale. Là sont les vraies priorités.

Pour cela, la Constitution est un instrument précieux, sans doute vital. Elle n'est pas, contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, d'essence libérale. Elle est, au contraire, une réponse, un progrès vers l'Europe politique, l'Europe puissance, l'Europe sociale, à travers de nouveaux droits. Elle crée de nouveaux mécanismes de contrôle démocratiques, en renforçant le rôle du Parlement européen - qui par exemple propose le retrait du principe du pays d'origine du projet de directive sur les services - et celui des parlements nationaux, en créant un droit d'initiative citoyenne.

Elle installe donc des contre-pouvoirs utiles, dont la Commission devra tenir compte. Là, d'ailleurs, réside le principal paradoxe du non : en refusant les avancées et notamment l'instauration d'un vrai régime parlementaire en Europe, ses partisans s'interdisent de peser sur l'élaboration des décisions essentielles de l'Union et laissent le champ libre au libéralisme. Ils ne permettent pas de mettre en oeuvre les rapports de forces politiques et sociaux susceptibles de remettre la Commission au service de l'intérêt général. C'est pourquoi un non serait préjudiciable aux citoyens, c'est pourquoi le oui est si nécessaire.

Mais il faut dire la vérité : la Constitution n'est pas en soi un projet, elle n'est pas un substitut à l'absence de projet. En cela José Manuel Barroso pointe une vraie difficulté : le contenu de l'Europe est à redéfinir et à repenser. Mais il apporte la mauvaise réponse : l'Union n'a pas besoin de moins de régulation, mais de plus de cohésion et de davantage de volontarisme. En déséquilibrant ainsi la construction européenne, il la dessert. J'ai la conviction, au contraire, que la Constitution crée le cadre pour la remettre à l'endroit et relancer l'Europe. Ne nous en privons pas.
© Copyright Le Figaro


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