Entre l'abîme et le ruisseau

Pierre Moscovici

 Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes et responsable du pôle « études, ripostes, propositions » dans l'équipe de campagne de Lionel Jospin.
 Point de vue paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 mars 2002


 
Bonnet blanc et blanc bonnet ? La chanson a un air de déjà vu et de déjà entendu. La contestation du clivage entre la gauche et la droite est, en effet, aussi ancienne que son existence même. Une nouvelle fois, donc, le refrain est entonné : le projet présenté par Lionel Jospin et le projet présenté au nom de Jacques Chirac seraient identiques. Cette thèse est défendue par ceux qui, à droite comme à gauche, y ont intérêt. Elle est sans doute l'une des conséquences de cinq années de cohabitation. Elle a néanmoins un inconvénient qui, au moment d'éclairer les citoyens appelés aux urnes, ne doit pas compter pour rien : elle n'est pas exacte. C'est pourquoi il faut procéder au seul examen qui vaille : celui des idées. Pointer, donc, les fausses convergences et les vraies divergences. Et mesurer, ainsi, l'espace qui sépare ces deux projets : entre l'abîme et le ruisseau.

Lionel Jospin et Jacques Chirac, évidemment, ne s'opposent pas sur tout : le temps des oppositions idéologiques absolues a vécu. Ainsi, les deux projets expriment une même fermeté pour lutter contre l'insécurité. Bien sûr, je considère que l'approche de Lionel Jospin est plus complète. Mieux punir, mieux prévenir : cette approche est plus globale que le slogan de l'impunité zéro porté par Jacques Chirac. On peut aussi souligner que celui-ci a fait une partie du chemin en refusant de suivre ses amis sur la voie de la suppression des allocations familiales pour les parents des adolescents délinquants ou de la dévolution des pouvoirs de police aux maires. Tout cela est important, mais l'essentiel est ailleurs : notre pays, comme tous les grands pays européens, est confronté à une progression de la délinquance, et notamment de la délinquance des mineurs ; les grands responsables publics ont la volonté de continuer de s'attaquer résolument, plus résolument encore, à ce problème. Qui s'en plaindra ?

Après la sécurité, les nouvelles technologies : sur ce tout autre sujet, on retrouve, chez les deux candidats, le même plan d'équipement des jeunes en ordinateurs. Là encore, on peut railler le candidat du RPR, qui a plagié, mot pour mot et sans vergogne, les propositions avancées par la Fondation Jean-Jaurès, qui contribue à la réflexion des socialistes. Mais la recherche en paternité est accessoire. L'essentiel, c'est de faire de la France la première économie numérique d’Europe. L'essentiel, c'est donc de doter tous les jeunes, qu'ils soient favorisés ou non, d'un ordinateur, de l'école à l'université. Il y a là un enjeu pour l'égalité des chances, un enjeu pour la compétitivité de notre pays. Il faut donc se réjouir que cette préoccupation soit également partagée.

Si ces convergences, quoique partielles, sont donc réelles, d'autres, en revanche, sont purement formelles. Exemple ? La formation tout au long de la vie. Lionel Jospin et Jacques Chirac évoquent un « compte personnel formation ». Mais, derrière le même mot, il y a deux idées philosophiquement et concrètement différentes. A droite, une démarche individuelle, simple rafistolage de notre système de formation. A gauche, un nouveau droit collectif, avec un compte alimenté par le travail fourni chaque semaine mais aussi - c'est là toute la différence - complété par une dotation spécifique pour ceux qui ont quitté l'école le plus tôt. En d'autres termes, Lionel Jospin met en place une véritable « nouvelle chance » permettant, par la qualification, de réorienter ceux qui le souhaitent.

Exemple encore ? Les retraites. Lionel Jospin et Jacques Chirac veulent  garantir la retraite par répartition ». Mais, derrière le même objectif apparent, il y a des propositions fondamentalement différentes. A droite, la volonté de « créer des fonds de pension à la française » dissimule un système purement individuel et des incitations fiscales favorables aux plus hauts revenus. A gauche, la priorité est à la consolidation des retraites par répartition et « l'épargne salariale » est conçue de manière à la fois plus collective - elle est contrôlée par les partenaires sociaux - et plus juste - les salariés les plus modestes sont les plus aidés.

Exemple toujours ? Le dialogue social. Lionel Jospin et Jacques Chirac affichent leur volonté de promouvoir la négociation collective. Mais, derrière la formule, il y a deux démarches opposées. A droite, la seule affirmation d'un principe. A gauche, la proposition d'une grande conférence entre l'Etat et les partenaires sociaux - avec un ordre du jour précis et fourni. A gauche, surtout, des réformes en profondeur pour que la démocratie sociale crée une véritable dynamique sociale. Ainsi Lionel Jospin propose-t-il que la représentativité des syndicats soit davantage encore fondée sur le vote des salariés et que les accords collectifs s'appuient désormais sur des syndicats représentant la majorité des salariés.

Exemple enfin ? L'Europe. Lionel Jospin et Jacques Chirac professent une même volonté européenne. Mais, là encore, les différences sont patentes. A droite, l'Europe n'est présente que dans sa seule dimension institutionnelle avec, au surplus, une tentative de « plaquer » les institutions de la Ve République sur l'Union européenne, avec l'élection d'un président de l'Union - très éloignée de la culture politique de tous les Etats membres. A gauche, pour la première fois, Lionel Jospin tire la conséquence de ce que l'Europe n'est plus une question de politique étrangère : l'Europe est un contenu, une ambition sociale et politique, elle est partie intégrante de tous les chapitres de son projet, venant ainsi apporter une contribution à la régulation de la mondialisation et à la lutte contre le chômage, contre l'insécurité ou contre les inégalités.

Allons plus loin : non seulement les convergences ne sont le plus souvent qu'apparentes mais les divergences sont nettes. Qui avance une couverture logement universelle avec, en premier lieu, une action résolue pour que notre pays, si riche, n'ait plus la honte de voir 86 000 des siens sans domicile fixe ? Qui fixe comme objectif la réduction de 900 000, comme entre 1997 et 2002, du nombre de chômeurs ? Qui définit comme priorité la réduction des inégalités ? Qui propose de nouvelles avancées démocratiques avec l'interdiction du cumul des mandats pour les parlementaires, l'harmonisation de tous les mandats à cinq ans, l'attribution du droit de vote aux étrangers pour les élections locales ? Qui suggère de rééquilibrer les pouvoirs dans l'entreprise en faisant entrer les représentants des salariés dans les conseils de surveillance ? Qui préconise l'annulation de la dette des pays en développement et le lancement d'un grand emprunt en faveur des pays de l'arc méditerranéen ? La réponse à toutes ces questions est simple : Lionel Jospin. Et l'orientation de tous ces engagements est claire : elle est à gauche.

Allons plus loin encore : d'autres divergences tiennent non pas à ce qui est présent ici et absent là, mais à des propositions clairement opposées. Prenons la réforme fiscale. Jacques Chirac propose une réduction du tiers de l'impôt sur le revenu. Comme la moitié des ménages n'est pas assujettie à cet impôt, comme les 10 % de ménages les plus riches paient 70 % du total de l'impôt sur le revenu, cette réforme serait profondément inéquitable. Lionel Jospin, quant à lui, fait de la réduction de moitié de la taxe d'habitation sa priorité. Comme la taxe d'habitation est un concentré d'injustice, cette réforme serait un instrument utile de redistribution entre les individus et entre les territoires. Chacun voit où se trouvent la droite et la gauche.

Prenons la politique économique. Jacques Chirac veut, prétend-il, « libérer les énergies ». Pour ce faire, que préconise-t-il ? « L'assouplissement des 35 heures », engagement qui constitue une double supercherie. Supercherie sur le fond, car l'assouplissement visant à augmenter le contingent des heures supplémentaires aurait en réalité pour effet de vider la loi de tout contenu. Supercherie sur la méthode, car le candidat du RPR évoque une négociation dont il connaît déjà le résultat : nul ne voit pour quelles raisons les syndicats - et les salariés - accepteraient ce retour en arrière. Lionel Jospin, quant à lui, s'engage dans une démarche volontariste avec un plan pour lutter contre le chômage des plus de cinquante ans et un engagement à étendre la prime pour l'emploi, avec des propositions pour mettre en place, en Europe, un véritable « gouvernement économique » et une harmonisation fiscale et sociale. Chacun, à nouveau, peut distinguer la droite de la gauche.

Prenons enfin la politique familiale. Jacques Chirac, porteur d'une certaine conception du rôle des femmes, propose la création d'un « revenu maternel ». Lionel Jospin, lui, défend une conception moderne des familles et des femmes : c'est pourquoi il prône la création d'un congé parental - au-delà des congés de maternité et du congé de paternité qui vient d'être mis en place - et d'un « chèque enfance » permettant de payer les prestations de garde des enfants pour tous et, surtout, pour toutes. On voit où se situent la droite et la gauche.

Allons, pour finir, jusqu'au bout de la démonstration : ce qui distingue Jacques Chirac de Lionel Jospin, ce sont deux postures politiques. D'un côté, à droite, un mélange de conservatisme et de libéralisme. D'un autre côté, à gauche, une volonté de réconcilier l'esprit de révolte et l'esprit d'initiative, une recherche de dynamique entre progrès économique et progrès social, l'exigence d'un projet s'adressant à toutes les couches de la société.

Un dernier mot encore. Les projets s'appuient sur des actes. Jacques Chirac revendique avec fierté l'action qu'il a conduite, avec Alain Juppé, entre 1995 et 1997 : ces années ont pourtant marqué, pour notre pays, le temps des reculs et des reniements. Nos concitoyens s'en souviennent. Lionel Jospin et son gouvernement ont, au contraire, mené à bien, conformément aux engagements pris, beaucoup de réformes qui constituent pour les Français autant d'acquis dans leur vie quotidienne : elles ont toujours été combattues par la droite et souvent critiquées par Jacques Chirac. Les projets s'appuient aussi sur une crédibilité. Le candidat du RPR, constant dans son inconstance, propose un plan massif de baisses d'impôts, un programme massif d'augmentation des dépenses publiques - y compris militaires - et la réduction des déficits. Il dessine ainsi un triangle impossible.

Déjà, il a dû repousser de plusieurs années l'horizon de retour à l'équilibre des comptes publics. Déjà, il a contredit le lundi à Paris ce sur quoi il s'était engagé le dimanche à Barcelone. Déjà, le candidat en campagne tourne le dos au président encore aux responsabilités. C'est une autre conception de la politique qui doit l'emporter les 21 avril et 5 mai prochains. Celle dont est porteur Lionel Jospin. Celle d'un homme qui prend des engagements et les tient. Celle d'une gauche moderne, utile à notre pays. Celle qui veut « présider autrement ».



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