Il faut aller vers
les Etats-Unis d'Europe

Pierre Moscovici

 Pierre Moscovici, ministre délégué chargé des affaires européennes.
 Entretien paru dans le quotidien Le Monde daté du 28 février 2002
 Propos recueillis par Henri de Bresson


 

Vous êtes le représentant de l'exécutif français dans cette Convention sur l'avenir de l'Europe qui démarre ses travaux jeudi 28 février. Quel y sera votre rôle ?
J'ai été nommé par Jacques Chirac et par Lionel Jospin pour toute la durée des travaux. Il m'appartiendra de défendre à la fois une vision qui m'est propre, comme personnalité politique, comme Européen, mais aussi les intérêts français tels qu'ils seront définis par les autorités légitimes de ce pays.

Le président de la Convention est aussi un Français, Valéry Giscard d'Estaing, qui n'est pas de votre bord politique. Quel sera votre rapport avec lui ? Est-ce que le fait de travailler avec une présidence française jouera un rôle ?
M. Giscard d'Estaing n'est pas le représentant d'un Etat ; il a été désigné par le Conseil européen pour être le président de cette très importante instance au nom de l'expérience qui est la sienne, de sa hauteur de vue, de l'habileté que chacun lui connaît. Il sera le président de toute la Convention. Le représentant français est le représentant d'un des grands pays de l'Union et, à ce titre, il se fera entendre. Il est important que ce soit la Convention elle-même qui travaille. Le président a un rôle d'écoute, d'animation, de synthèse ; le présidium a un rôle d'impulsion, mais il est très important que la discussion se fasse au niveau de la Convention, qui doit être un organe démocratique et non pas une simple chambre d'enregistrement.

Les gouvernements ont-ils des intérêts propres à défendre par rapport aux autres institutions représentées à la Convention : les Parlements nationaux et européen, la Commission ?
Nous devons chercher à dépasser notre stricte appartenance nationale pour chercher un intérêt général européen. Pour bâtir une vision d'avenir de l'Europe, il faut être ambitieux, et cette ambition ne peut pas être uniquement une ambition pour les Etats ou pour les gouvernements. Je ne crois pas que l'avenir de l'Europe soit dans le pur " intergouvernemental ". Il nous faut au contraire refonder le triangle institutionnel - Commission, Conseil, Parlement -, conserver les institutions géniales qui ont été bâties par les pères fondateurs et, en même temps, les rénover de façon extrêmement profonde, les adapter à ce nouveau siècle et aller vers des Etats-Unis d'Europe.

" Etats-Unis ", car il s'agit bien, dans l'Europe, de nous fédérer. Et de nous fédérer en respectant les Etats. Peut-être, après tout, la notion d'Etats-Unis d'Europe est-elle plus séduisante que celle de fédération d'Etats-nations, tout en voulant dire la même chose. Les Etats-Unis d'Europe ne seront pas les Etats-Unis d'Amérique, car les différences - système fédéral, identité linguistique, nations plus jeunes - sont extrêmement fortes. Mais il nous faut chercher une ambition collective pour l'Europe.

" Etats-Unis d'Europe " : c'est une formule que vous n'auriez pas eue il y a cinq ans, qui était totalement taboue. Est-ce par hasard qu'elle ressort juste au début de la Convention ?
Peut-être est-ce parce que nous sommes en train de fêter le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, qui était le chantre des Etats-Unis d'Europe. Je ne sais pas si je n'aurais pas eu cette expression il y a cinq ans. Mais je sais que je l'aurais eue il y a dix ou vingt ans. Parce que l'idéal européen est inscrit dans mes gènes et dans ma formation. La politique impose des périodes et, en même temps, l'idéal ne doit pas nous éloigner du réel. La formule des Etats-Unis d'Europe dit un peu, d'une façon plus ambitieuse, plus politique, ce que veut dire la fédération d'Etats-nations. C'est une unité et c'est donc reconnaître la capacité fédérale de l'Europe de demain. Quand nous bâtissons l'euro - et avec quel succès ! —, quand nous avançons sur la défense européenne, de façon difficile mais néanmoins avec des progrès considérables, quand nous bâtissons un mandat d'arrêt européen, quand nous allons vers un parquet européen, nous sommes en train de bâtir quelque chose qui est profondément fédéral ou une véritable union d'Etats.

Quand vous parlez de ces "Etats-Unis d'Europe", on pense à l'Europe-puissance. Or on voit bien les difficultés de l'Union à répondre aux Américains sur le terrorisme d'Etat ou à s'exprimer sur le Proche-Orient. On sent aussi beaucoup de réticences, y compris dans votre propre ministère, à trop avancer en matière de politique étrangère ou de défense. La Convention va-t-elle pouvoir être conquérante sur ces terrains-là ?
Je le souhaite, car la Convention ne doit pas se limiter à un concours de beauté institutionnel. Le débat de la Convention est un débat politique. Ce n'est pas un débat entre constitutionnalistes, même si c'est un débat constituant. La Convention doit se fixer une ambition refondatrice, refondatrice non seulement des institutions européennes, mais aussi du projet européen.

Quelles sont vos priorités en entrant dans cette Convention ?
Je souhaite que les Européens aient une Constitution dont le préambule soit une déclaration de valeurs. Je pense à la Charte des droits fondamentaux, qui doit vraiment devenir une charte de droits applicables et effectifs. Je souhaite que cette Constitution soit celle d'une Union refondée, capable de penser sa cohésion sociale, d'approfondir son unité politique, d'exprimer sa puissance à l'extérieur, qu'elle soit la Constitution d'une Europe de justice sociale et d'une Europe-puissance, d'une Europe qui soit un acteur de la mondialisation, de la régulation à l'échelle mondiale. Bref, j'ai envie que dans cette Convention on traite les sujets institutionnels, mais qu'on les traite avec une finalité qui est de renforcer l'identité européenne et qu'on bâtisse en quelque sorte ce que j'appelle, dans mon livre, un "espace démocratique" ou un "espace public européen", que l'Europe cesse d'être un objet qui nous est un peu extérieur, vécue parfois comme une contrainte.

Quel rôle vont jouer la Convention et tout ce débat européen dans la campagne électorale française ? Le président élu devra-t-il avoir clairement annoncé ce qu'il veut faire dans les quelques années qui viennent en Europe ?
Les attentats du 11 septembre ont rappelé que nous vivons dans un monde interdépendant ; nous commençons à prendre conscience que l'Europe n'est plus une question d'affaires étrangères, mais une affaire qui concerne aussi chacun d'entre nous dans sa vie quotidienne. 60 % des textes adoptés par le Parlement sont dérivés du droit européen. Un candidat à la présidence de la République digne de ce nom doit avoir une vision de l'Europe. Ce sera le cas de Lionel Jospin qui s'engage, dans sa campagne, pour proposer au pays, je le cite, "une vision de la République, de la France, de l'Europe". Pour moi, aujourd'hui, la République, la France et l'Europe sont trois réalités indissociables. Je souhaite que l'Europe soit très présente dans le choix du prochain président de la République, dont je rappelle que représenter la France au niveau de l'Europe est une des tâches essentielles.

Dans cette campagne, vous êtes chargé des programmes. Est-ce que vous allez demander à M. Jospin de défendre le projet des Etats-Unis d'Europe dont vous avez parlé ?
Lionel Jospin a pris cinq engagements pour la France. Et parmi ses engagements, celui de continuer à bâtir une France forte dans une Europe forte. Lionel Jospin n'est pas un Européen tiède, même si ce n'est pas non plus un Européen nominaliste ou fétichiste. Pour lui, ce qui compte, ce n'est pas tant la forme constitutionnelle très aboutie, la forme juridique, que le contenu de l'Union européenne. Donc, j'ai envie de lui dire : "Lionel, continue. En 1997, tu proposais de faire l'Europe sans défaire la France ; cette fois-ci, faisons l'Europe en faisant la France. Faisons la France en faisant l'Europe."

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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