Pour une Europe des peuples | |
Point de vue publié par Henri Nallet, paru dans le quotidien Le Monde daté du 3 mai 1997 |
Le président de la République a principalement justifié la dissolution de l'Assemblée nationale par la gravité des échéances européennes prévues en 1998 et par la nécessité de les soustraire au débat électoral. Mais ce que certains ont qualifié de manœuvre a déjà échoué puisque l'Europe est déjà au centre du débat et que la majorité s'y divise. Placé sur la défensive, Alain Juppé, pour faire diversion, accuse, dès ses premières interventions, les socialistes et leur premier secrétaire, Lionel Jospin, d'abandonner le combat pour l'Europe et de trahir le traité de Maastricht à la négociation duquel ils ont participé. Le premier ministre attribue ce qu'il appelle un « virage » aux nécessités électorales d'un rapprochement avec les anti-européens de gauche dans l'espoir de disqualifier l'analyse et les propositions de Lionel Jospin. Cette analyse caricaturale est une erreur qui doit être dissipée, autant pour assurer la clarté du débat politique interne que pour éclairer nos partenaires sur les positions que nous défendrions à la table de la négociation si nous devenions majoritaires à l'issue des élections. Contrairement à ce que prétend Alain Juppé, la position des socialistes n'est pas le résultat d'un calcul tactique. Elle vient de loin et procède à la fois d'un engagement européen profond et d'une attention à la manière dont les peuples, aujourd'hui, perçoivent l'Europe et ses conséquences dans leur vie quotidienne. Notre réflexion fait apparaître une dérive libérale et conservatrice de la construction européenne à l'œuvre depuis de nombreuses années et qui, à nos yeux, a pris désormais de telles proportions qu'elle met en danger le projet européen lui-même. Malgré le message clair envoyé par les peuples européens lors de la ratification du traité, la victoire des conservateurs en France a accentué et accéléré l'évolution de l'Europe vers un type de société que nous ne partageons pas : l'adhésion du gouvernement français au pacte de stabilité marque symboliquement cette dérive. Nous ne voulons plus faire de concession au nom des intérêts supérieurs de la construction européenne prise pour elle-même. L'Europe, dans l'état où elle est aujourd'hui, ne peut plus justifier certains renoncements ou compromis que nous avons assumés dans d'autres temps. Ce qu'Alain Juppé présente ironiquement comme un raidissement tactique nous est en fait dicté par le calendrier même de la construction européenne et la manière dont le chef de l'Etat entend l'aborder. Le passage à la monnaie unique, la réforme des institutions et l'ouverture des négociations d'élargissement regroupées en quelques mois concernent la substance même de l'Europe et vont déterminer son contenu pour de nombreuses années. C'est donc bien maintenant qu'il faut en débattre, car, demain, lorsque vingt ou vingt-cinq Etats membres constitueront l'Union, l'ensemble sera infiniment plus lourd à faire évoluer et nous aurons, sans doute, plus de difficultés à nous y faire entendre. Nous considérons donc que la « séquence européenne » de 1998, qui sert de prétexte à la dissolution, offre la dernière chance avant bien longtemps de donner un coup d'arrêt à la mise en œuvre « libérale-conservatrice » du projet européen et de l'infléchir dans un sens plus conforme aux valeurs que nous défendons. En mettant cette question au cœur de la campagne, nous voulons demander aux Français de trancher entre deux conceptions de l'Europe et de la France en Europe, de dire le sens qu'ils veulent donner aux échéances que M. Chirac voudrait soustraire au débat public. Les électeurs doivent savoir que le gouvernement français, derrière quelques déclarations convenues sur l'emploi et l'Europe sociale, prépare les trois grands dossiers européens passage à la monnaie unique, réforme des institutions, élargissement dans un esprit ultralibéral et conservateur qui reprend tous les poncifs de la « pensée unique » naguère vilipendée. Ainsi, la monnaie unique, qui est devenue au fil des mois la pierre d'achoppement de toute la politique européenne du gouvernement, est désormais considérée comme une fin en soi, détachée de toute visée économique et politique, soumise aux seuls critères de convergence, devenus contre l'esprit du traité et de manière absurde des chiffres fétiches à la réalisation desquels toutes les politiques sont mécaniquement assujetties. Ce qui permet aux dirigeants conservateurs d'utiliser la construction européenne pour imposer à leurs peuples, de manière perverse et peu courageuse, des sacrifices qui vont bien au-delà des exigences du traité. Ainsi, la dérégulation, la privatisation, le démantèlement des services publics, la création des fonds de pension, le démantèlement de la Sécurité sociale qu'appellent de leurs vœux le gouvernement et la majorité nous sont progressivement présentés comme les conséquences nécessaires de la monnaie unique. C'est déjà le cœur du programme économique de la droite si elle gagne les élections : elle imposera au peuple de nouveaux sacrifices au nom de l'Europe. Ce qui, bien sûr, apportera de l'eau au moulin des adversaires résolus de la monnaie unique. Quant à la réforme des institutions qui fait l'objet de la conférence intergouvernementale, elle est destinée à doter l'Europe d'institutions et de mécanismes de décision plus efficaces et plus démocratiques afin de permettre le fonctionnement de l'Union élargie aux pays de l'Europe centrale et orientale. Il faut pour cela revoir la composition et l'organisation de la Commission, élargir les matières où l'on décide à la majorité, en particulier le secteur fiscal, associer davantage le Parlement aux décisions, ouvrir de nouveaux champs d'action ou de politiques communes dans les domaines de la politique extérieure et de la sécurité. Et, à cette occasion, redéfinir le rôle de l'OTAN. Au total, bâtir en commun les éléments d'une Europe politique qui s'affirme comme une puissance dans le monde. Le chantier est vaste et difficile. Il semble que l'on s'apprête, la France en tête, à se satisfaire d'un résultat minimal, c'est-à-dire d'un de ces bricolages institutionnels dont l'Union a le secret, qui ravit quelques spécialistes, mais éloigne plus encore l'Europe de ses peuples. Le résultat de cette gestion libérale-conservatrice des échéances européennes ne fait, pour nous, pas de doute : si tout continue ainsi, nous nous retrouverons en l'an 2000 dans une vaste zone de libre-échange, où les dernières politiques communes PAC et fonds structurels seront en voie de disparition, et où la pratique communautaire se réduira de plus en plus à des actions intergouvernementales dans un ensemble à la fois vaste et mou où le seul pouvoir conséquent et indépendant sera celui de la banque centrale. Avec la participation active de Jacques Chirac et de la droite française, nous serons entrés, sans doute pour très longtemps, dans une Europe réduite au seul marché, Europe de la main invisible dont la politique sera enfin exclue. Mme Thatcher elle-même n'en avait jamais demandé autant... Nous n'avons jamais voulu de cette Europe-là et nous ajoutons seulement que nous sommes bien décidés à nous y opposer, car nous sommes attentifs aux différentes manifestations sociales qui, depuis cinq ans, mettent l'Europe en question. Nous savons aujourd'hui que les peuples n'adhèrent à l'Europe unie que s'ils ont acquis la conviction que l'Europe s'engage tout entière et avec détermination dans la lutte contre le chômage. Voilà ce qui manque désespérément à l'Europe des comptables qui se prépare. Il faut en finir avec l'Europe technocratique qui met en place, hors de la vue des peuples, des mécanismes institutionnels sophistiqués et incompréhensibles. Il est urgent au contraire de parler aux Français et à nos partenaires d'une Europe politique qui donne sens aux efforts communs. Depuis plusieurs mois déjà, nous avons proposé ce qui nous apparaît comme les conditions de cette Europe politique qui donnerait enfin un sens aux décisions à prendre en 1998 : Fonder les relations entre les pays participant à l'euro non sur un pacte d'austérité, mais sur un engagement commun de solidarité et de croissance, lié à une politique pour l'emploi et le progrès social. Mettre en place, comme le permet le traité de Maastricht, un gouvernement économique européen doté de vrais pouvoirs face à la banque centrale et capable de concevoir et d'impulser une politique conjoncturelle. Permettre au plus grand nombre d'Etats-membres d'adhérer à la zone Euro, pour le bon fonctionnement du marché unique, c'est-à-dire, là encore, la reconnaissance, par les uns et les autres, du caractère profondément politique d'une telle décision. La parité entre l'euro et le dollar ne dépend pas que des autorités de l'Union, mais la volonté de ne pas voir la monnaie européenne surévaluée par rapport à la monnaie américaine affirme aussi la volonté de l'Europe de prendre toute la place à laquelle elle peut prétendre dans le commerce international. La finalité sociale de la construction européenne doit rester « l'amélioration constante des conditions de vie et d'emploi des peuples » (préambule du traité de Rome) et l'exigence institutionnelle doit maintenir une construction politique vigoureuse et volontariste, capable de résister au nouvel élargissement projeté, et inscrit dans chacun des traités d'adhésion. Dans tout cela, que nous appelons les conditions de la réussite de la monnaie unique, quoi d'extraordinaire, quoi de radicalement nouveau de notre part ? Lorsqu'en 1992 nous avons demandé aux Français de trancher en faveur de la monnaie unique, nous ne voulions pas qu'elle serve de prétexte à des sacrifices répétés et injustement répartis, à la dérégulation, à la régression sociale, au démantèlement des services publics et au repli de l'Etat. Nous étions et nous sommes toujours favorables à une monnaie unique. Nous étions et nous sommes toujours hostiles à une conception ultralibérale et régressive de la politique économique et sociale. Si les Français nous confient les responsabilités gouvernementales, ce sont ces perspectives qui guideront notre action dans l'ensemble des négociations européennes parce qu'ils nous en auront donné mandat. Pour chercher à faire prévaloir ce changement, nous pourrons nous appuyer sur l'effet considérable de l'arrivée de nos amis travaillistes au pouvoir au Royaume-Uni et sur notre volonté de renouer le dialogue franco-allemand sur des bases nouvelles, à la fois plus exigeantes et plus prévisibles. Nous chercherons à négocier avec l'ensemble de nos partenaires, comme ce fut jusqu'à présent toujours le cas, un compromis. Ce qui signifie bien, tout le monde l'a compris, que notre acquiescement à l'ensemble et au détail des négociations de l'année 1998 dépendra de l'attention qui aura été portée à nos demandes. Oui, il y a bien aujourd'hui deux conceptions de l'Europe et de la manière de la construire qui s'affrontent. Les Français les départageront en décidant de la majorité qui sera chargée de gouverner la France et de parler en son nom. |
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