Non à la directive Bolkestein !


Point de vue signé par Henri Emmanuelli député des Landes et Béatrice Patrie, députée européenne, paru dans le quotidien Libération daté du 20 janvier 2005




Henri
Emmanuelli



Béatrice
Patrie



Souvent, Bruxelles affiche des objectifs louables. En tout cas, en apparence. Le projet de directive européenne relative aux services dans le marché intérieur, dite « directive Bolkestein », du nom de l'ancien commissaire européen à la Concurrence, est l'illustration que l'enfer peut être pavé de bonnes intentions.

Le constat initial dressé par le rapport européen sur « l'état du marché intérieur des services» établit que «dix ans après ce qui aurait dû être l'achèvement du marché intérieur, force est de constater qu'il y a encore un grand décalage entre la vision d'une Europe intégrée et la réalité dont les citoyens européens et les prestataires de services font l'expérience ».

Qu'il soit artisan, agent immobilier, géomètre ou tour-opérateur, un prestataire originaire d'un des 25 pays de l'Union qui veut s'établir dans un autre pays européen pour y fournir ses services, ou même les fournir à l'étranger à partir de son propre pays, se trouverait immédiatement, nous dit-on, jeté dans une jungle administrative effrayante, sommé de réclamer nombre d'autorisations ou d'agréments, confronté à un formalisme juridique excessif, quand ce n'est pas à des exigences nationales discriminatoires. Particulièrement dominantes sur le marché des services, les PME seraient ainsi découragées d'exploiter les opportunités du marché intérieur européen et les consommateurs se verraient privés des avantages que leur offrirait nécessairement un marché européen des services plus concurrentiel, notamment en termes de prix.

Il s'agirait donc ­ objectif louable ! ­ d'une volonté de simplification des procédures. Mais cet écran de fumée ne saurait masquer le cœur du projet de directive, qui en confondant volontairement le rôle légitime de contrôle des pouvoirs publics et le bureaucratisme insupportable de certaines administrations, vise à déréglementer les services dans une optique ultralibérale, sans que d'ailleurs les entreprises ou les consommateurs y trouvent nécessairement avantage.

Plus encore, les services publics ne sont en rien exclus du champ de la directive, dès lors que leur fourniture implique, à un niveau quelconque, une contrepartie financière. Les obligations d'agrément instaurées par les Etats pour garantir la réalisation des objectifs d'intérêt général sont dénoncées par Bruxelles comme constituant des entraves inacceptables au développement du marché intérieur, et en tant que telles, déclarées illégales.

En matière de logement social, par exemple, la directive Bolkestein supprimerait l'obligation d'agrément par les pouvoirs publics selon le respect de critères territoriaux et sociaux (fixation de loyers plafond...) et reviendrait tout bonnement à jeter le logement social dans les bras de la promotion immobilière. Ne seraient pas épargnés non plus les organismes sanitaires et sociaux dont l'agrément par les pouvoirs publics repose sur des exigences liées à l'aménagement du territoire, à l'équipement et à la sécurité des locaux, à la formation du personnel... autant de mesures « protectionnistes » à bannir.

Mais le « fleuron » libéral de cette directive est sans conteste l'introduction du « principe du pays d'origine ». En vertu de ce principe, un prestataire de services sera uniquement soumis aux dispositions légales du pays dans lequel il se trouve établi. Un promoteur letton construisant un programme immobilier en France, par exemple, doit être, selon la directive, soumis au droit letton, et non à la loi française. Les conséquences de cette disposition sont considérables.

D'abord, l'application du principe du pays d'origine est génératrice de confusion et de grande insécurité juridique. Supposons qu'une collectivité urbaine française, par exemple une grande ville, décide de construire un Opéra. Elle lance, comme le lui impose la réglementation européenne en vigueur sur les marchés publics, une série d'appels d'offres dans les vingt-cinq pays de l'Union. Résultat : l'architecte sera anglais, le gros œuvre attribué à une entreprise portugaise, l'électricité à une société tchèque, les menuiseries à des Hongrois... Selon la directive Bolkestein, chaque tranche de prestations sera soumise à un droit différent selon le lieu d'établissement du prestataire !

Cette directive n'est pas, bien entendu, le premier texte de déréglementation libérale initié par Bruxelles. Mais elle va beaucoup plus loin, dans la mesure où elle ouvre un marché concurrentiel des droits nationaux : pour la première fois, les niveaux d'exigence juridique conditionnent le prix de la prestation. Le client doit être en mesure d'effectuer un choix éclairé, en fonction de la qualité de la prestation offerte, mais aussi en fonction des garanties juridiques dont il pourra ou non bénéficier, selon la nationalité du prestataire de services. La directive Bolkestein fait donc naître un nouveau concept : le dumping juridique. Il trouve son application dans le champ des relations contractuelles entre le prestataire et son client, et dans celui du droit de la responsabilité ou de celui du droit pénal.

Surtout, cette disposition est un pousse-au-crime en matière de dumping social : la tentation sera grande d'aller s'établir dans l'un des pays de l'Union offrant une protection sociale des travailleurs restreinte pour abaisser les coûts salariaux et apparaître compétitif sur le marché européen. On ne peut admettre que le droit du travail et les conventions collectives soient renvoyés au rang d'avantage commercial et que soit instauré une sorte de « pavillon de complaisance social ». Ce serait la fin programmée du modèle social européen, et c'est la raison pour laquelle l'ensemble des syndicats s'y oppose résolument.

Ce texte est-il amendable ? A l'évidence non, sauf à le défigurer complètement en lui ôtant sa colonne vertébrale, le principe du pays d'origine, ou les articulations, comme l'inclusion des services publics dans le champ de son application.

Fait-il l'objet d'un consensus au sein des Etats membres ? Loin de là, y compris à l'intérieur même des gouvernements.

Est-il enfin, comme on nous l'explique, sans rapport avec le projet de Constitution européenne ? Evidemment non : la base juridique sur lequel il se fonde est reprise dans le Titre III du projet de Constitution. On nous dira que cette base juridique existait déjà : c'est exact. Mais elle recélait, lors de sa première adoption, des potentialités « d'utilisation » différentes et n'avait pas été présentée comme devant déboucher sur ce type de dérive libérale. Aujourd'hui, l'ambiguïté ou le doute sur l'usage que l'on peut en faire ne sont plus de mise : ceux qui appellent à dire « oui » à ce projet et à ce Titre III ne peuvent l'ignorer. Il leur appartient donc de nous expliquer comment ils concilient leur rejet de ce projet de directive tout en acquiesçant aux articles constitutionnels qui la rendent possible, aujourd'hui... comme après-demain.
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