Notre Internet
n’est pas le leur

Christian Paul
Christian
Paul

 Contribution thématique au congrès national de Dijon présentée par Christian Paul, député de la Nièvre.
18 janvier 2003

 

1. Non, la politique n'est pas soluble dans le numérique

    La technique ne crée pas une révolution, mais la technique rencontre et catalyse aujourd'hui des mouvements profonds de l'économie et de la société. Ainsi, les technologies de l'information et de la communication sont des outils qu'il faut mobiliser activement pour atteindre nos objectifs politiques.

    Faute d'un tel dessein politique, les interventions publiques, pourtant nombreuses, se déploient sur des lignes défensives : sécurité, protection de la jeunesse, défense de la propriété. Au mieux, elles soutiennent l'équipement, les entreprises ou la diffusion d'informations liées au service public.

    Face à cette absence de politique, la civilisation numérique se construit selon des logiques présentées comme techniques et donc inéluctables, qui dissimulent en fait une mainmise de la logique marchande ultra-libérale. L'Internet se déploie dans un faux consensus, la même apparence de technicité, et la même dissimulation des conflits d'intérêt qui ont présidées trop souvent aux formes prises par la mondialisation et par la construction européenne, c'est-à-dire la mise en place d'un vaste espace marchand. Cette évolution n'est ni souhaitable ni inéluctable.

    L'absence de clivage apparent entre la gauche et la droite autour des technologies numériques est à cet égard instructive. N'existerait-il donc aucun sujet d'affrontement ? N'y aurait-il aucun conflit d'intérêt à trancher ? Profiterions-nous tous, sur toute la planète, de la même manière, des nouveaux flux de savoir, d'information et d'échanges économiques ?

    Il est urgent de définir la place et l'avenir de l'Internet en partant de notre projet politique, et non en nous appuyant exclusivement sur les techniques disponibles.

    Cette appropriation doit être recherchée, en premier lieu, dans le domaine économique :

       parce que ce sont grâce à ces outils que nous obtiendrons les gains de productivité nécessaires pour maintenir notre niveau de vie tout en préservant notre modèle social (35 heures, retraite à 60 ans, etc.) ;

       parce que le secteur de l'information et de la communication expérimente des modèles alternatifs à la marchandisation, notamment le mouvement des « logiciels libres ».

    Cette appropriation doit être également recherchée dans le domaine social :

       l'autonomie de l'individu est le combat de la gauche. Les techniques de l'information et de la communication qui sont les outils de cette libération sont aussi ceux qui permettront le renouveau du lien social ;
         ces outils permettent le développement de nouvelles formes de socialisation, de militantisme et de partage, au-delà des frontières de l'Etat-nation ;
         ils doivent être mis au service d'une vision opérationnelle de l'écologie (par la surveillance automatisée en temps réel de l'environnement, par la traçabilité animale qu'ils permettent, par l'efficience énergétique qu'ils apportent, etc.) ;
         ils contribueront également à vision moderne de la santé publique (épidémiologie) et individuelle (télémédecine, télédiagnostic, maintien à domicile, etc.).

2. Faut-il abandonner l'Internet à la contre-révolution libérale ?

    Ces dernières années, l'Internet, espace de créativité et d'expérimentation, est en voie de normalisation. Ses valeurs d'origine, fondées sur l'échange et le partage, voire la gratuité, sont battues en brèche par les principaux acteurs du marché mondial (groupes de médias, opérateurs de télécommunications, éditeurs et nouveaux géants du logiciel et de l'économie numérique - Microsoft, AOL, etc.) dont le poids croît chaque jour. La fin de la « bulle internet » a accru cette tendance en faisant disparaître les concurrents potentiels. Plus encore, une « contre-révolution » s'engage qui vise à brider ou briser les éléments les plus novateurs de la révolution numérique : logiciels libres, accès gratuit aux contenus, réseaux alternatifs (WiFi, etc.).

    Ainsi, le modèle publicitaire s'est largement imposé, alors qu'il exige la concentration des auditeurs : la publicité peut financer deux ou trois TF1, voire un réseau, mais elle ne pourra pas financer chaque site web... Les « agrégateurs » ont donc concentré l'essentiel du trafic et déterminent aujourd'hui la quasi-totalité des contenus et des services que rencontre le public.

    Les quelques moteurs de recherche internationaux qui subsistent sur la toile développent désormais, directement ou indirectement, des référencements payants pour l'annonceur. Les expériences innovantes, telles que Napster, qui auraient pu être intégrées dans l'économie numérique au même titre que les radios FM sont intégrées dans l'économie du disque, ont été combattues et éliminées.

    Dans le domaine de l'éducation, la concurrence entre offre privée et offre publique se fait de plus en plus vive. Sauf à ce que le service public de l'éducation soit capable de produire une offre convaincante, le risque est désormais réel de voir des secteurs entiers de la pédagogie et de la connaissance relever d'opérateurs privés fonctionnant selon la seule logique du profit et sans aucun contrôle.

    Les technologies numériques ouvrent indéniablement un espace d'échange et de mobilisation dans les relations individuelles des personnes. L'Internet, en revanche, est aujourd'hui un espace de plus en plus marchand, de plus en plus concentré et de plus en plus déterminé par quelques majors. Ces acteurs puissants se prétendent libéraux et à ce titre combattent les services publics nationaux. En réalité, ne laissant qu'une place réduite à l'innovation et à la concurrence, ils font de l'Internet un espace d'oligopole.

    Soumis aux formes les plus brutales de l'économie de marché, l'Internet démontre bien la difficulté à affranchir la société de ces pressions. C'est aujourd'hui un espace traversé par des conflits et des rapports de force. Nous devons aborder cette nouvelle époque avec les yeux ouverts et une grille de lecture politique.

3. Des espaces nouveaux pour la démocratie participative

    La généralisation des réseaux informatiques ouvre une boîte à outils exceptionnelle pour créer davantage de démocratie participative et accroître le rôle des citoyens dans l'élaboration et la prise des décisions. Néanmoins, « Internet ne saurait fournir de remède technologique à la crise de la démocratie. » (Manuel Castells). C'est dire la nécessité d'un vigoureux programme de rupture avec la démocratie confisquée !

    La richesse de l'outil ne doit surtout pas être réduite au vote par l'Internet ou par SMS, certes spectaculaire mais de portée limitée - surtout si l'on considère que les premiers votes massifs que l'on a proposé aux internautes ont été purement médiatiques et mercantiles : Star Academy ou Loft Story.

    Si nous faisons résolument le choix du renouveau démocratique, les réseaux numériques favoriseront les nouvelles formes de participation à chaque étape de l'élaboration de la décision publique :

       l'information et la transparence : en permettant de mettre les éléments constitutifs de chaque dossier à la disposition de chacun, et notamment des médiateurs et des contre-pouvoirs ;

       l'élaboration collective des propositions : en facilitant les contacts et les débats directs entre citoyens, responsables politiques et décideurs publics (forums thématiques, discussion en direct avec les acteurs, etc.) ;

       l'association à la décision : en recueillant directement les avis de citoyens, sous la forme de votes, de questionnaires en ligne, d'appels à proposition ou de consultation préalable (par exemple avant le vote du budget, à l'instar de communes comme Porto Alegre au Brésil où est expérimenté le « budget participatif ») ;

       l'efficacité du service public : c'est notamment en systématisant les téléservices interactifs de proximité (prise de rendez-vous, de mise en place d'accusés de réception et de suivi des demandes en ligne, etc.), l'administration gagnera en efficacité et en légitimité ;

       le contrôle de l'action des mandataires : en devenant le support d'un compte-rendu de mandat en temps réel, ces outils peuvent modifier fondamentalement la relation entre décideurs (élus, responsables de fédération, de conseil de quartiers, etc.) et citoyens.

    Evitons surtout les fantasmes du « tout-numérique ». Les nouveaux outils comme l'Internet ou les SMS ne doivent pas se substituer aux formes habituelles de consultations. Ouvrir ces nouveaux canaux suppose aussi de prendre en compte le problème (social et territorial) de l'accès à l'Internet ou aux téléphones portables, et donc d'agir pour favoriser les équipements, la formation et l'expérimentation des usages participatifs.

    Ces préceptes de démocratie participative doivent s'appliquer à la vie du parti comme à celle de la cité.

4. Construire un Internet de service public, alternative à la marchandisation de la culture

    L'engagement socialiste, qui vise la justice et l'équité, doit définir de nouvelles régulations et de nouveaux services publics :

       garantir un « service public de l'identité », garantissant une existence sur la toile : noms de domaines, adresses, signatures, authentification ;

       garantir les droits fondamentaux : sécurité, protection des données personnelles, de la création intellectuelle, de liberté de création et d'expression (y compris contre les monopoles) ;

       réguler les opérateurs marchands qui agissent dans des domaines jusqu'alors réservés aux services publics : éducation, culture, information, liberté et sécurité. Il s'agit de garantir l'accessibilité financière, l'indépendance, la variété et la sincérité de ces contenus ;

       rendre performant l'accès aux services publics : relations avec les organismes sociaux, accès aux ressources éducatives, etc. ;

       garantir la neutralité et la sincérité des moteurs de recherche ;

       financer la gratuité des données constituant le patrimoine commun de l'humanité (des œuvres d'arts au patrimoine génétique) ;

       garantir la possibilité à tous les créateurs d'accéder à une visibilité publique.

    Ces interventions devront être adaptées à la civilisation qui se dessine et, en particulier :

       être pensées comme un réseau d'interventions coordonnées et non pas comme une instance monolithique et administrative ;

       être transnationales, à la mesure des domaines à réguler, et donc européennes ou mondiales ;

       prendre de nouvelles formes, associant la réglementation traditionnelle et la régulation technique (normes et standards), les règles déontologiques (transparence) et les partenariats avec la société civile.

5. Affirmer le droit à la connectivité

    Faire partie d'une société aujourd'hui implique de pouvoir accéder à sa face " virtuelle ", qui rencontre concrètement les préoccupations de tous les jours :
       on aurait tort d'acheter une voiture sans comparer les modèles sur les sites spécialisés ;
       on aurait du mal à participer à un projet associatif sans utiliser le courrier électronique ;
       les liens amicaux s'étiolent s'ils ne sont pas réactivés au rythme des appels sur les téléphones portables, etc.

    Affirmer le droit de tous à la connectivité est donc pour nous une évidence. L'accès à haut débit fait partie du service de base dû à chaque citoyen, au même titre que l'énergie ou l'eau. C'est un enjeu crucial de progrès social et d'égalité entre les citoyens et entre les territoires. Ce droit à la connectivité doit être reconnu en France, mais également au niveau européen et au-delà. La France doit porter cette exigence devant les instances concernées.

    On a voulu croire depuis le milieu des années 1990 que la mise en concurrence des opérateurs de télécommunications permettrait l'avènement de ce droit à la connectivité. On constate aujourd'hui que le seul jeu du marché ne suffit et ne suffira pas : le niveau des coûts initiaux arrête le développement des réseaux ; la frilosité des financiers freine le déploiement d'infrastructures adaptées aux hauts débits.

    Le principe d'égalité est donc aujourd'hui bafoué, et seul le service public peut y remédier. État et collectivités territoriales doivent devenir les garants du droit à la connectivité.

    Qui dit intervention publique ne dit pas pour autant dépenses considérables. A force de parler des " autoroutes de l'information ", on a perdu le sens des coûts réellement encourus : le haut débit virtuel est beaucoup moins cher que la grande vitesse sur autoroute. De surcroît, ces coûts baissent avec l'émergence de technologies alternatives (radio, courants porteurs, etc.).

    Les acteurs associatifs et alternatifs ont montré la voie, en se saisissant des nouvelles alternatives techniques (du WiFi au satellite) pour faciliter la connexion. L'État et les collectivités territoriales doivent les soutenir. Ils doivent aussi et surtout garantir le droit à la connectivité par tous les moyens dont ils disposent :
       fixer ces objectifs aux opérateurs soumis à un cahier des charges (du fait de leur statut ou parce qu'ils bénéficient en retour de ressources rares comme les fréquences hertziennes)
       faire participer à cette mission l'autorité de régulation des télécommunications, qui ne doit pas se contenter de garantir le droit à la concurrence
       et investir directement dans les réseaux pour en achever le maillage.

6. Libertés publiques : refuser le règne du soupçon

    Les espaces de surveillance ouverts par les technologies de l'information sont devenus quasi-infinis dans les pays " connectés ". Ici une caméra numérique régule la circulation automobile, là un téléphone portable localise son utilisateur, ailleurs un " cookie " analyse notre curiosité sur le Web… notre facture téléphonique, nos relevés de comptes bancaires, nos achats à distance, nos mots d'humeur dans un forum de discussion, bien souvent sans que nous en ayons conscience.

    Les technologies de l'information et de la communication relient l'individu aux autres sans connaître les frontières entre espace privé et espace public. Cette perméabilité ne semble pas perçue par l'ensemble des usagers, alors qu'elle est parfaitement exploitée par certains acteurs publics et quelques intérêts privés. En acceptant ces dérives, en leur déniant toute importance, on cautionne pourtant sans discernement les politiques sécuritaires : aujourd'hui, en ignorant ce qui est installé sur son ordinateur, on se met entre les mains des constructeurs ; en se connectant à un réseau, on laisse ce dernier pénétrer dans sa sphère privée et surveiller ses connexions tant dans leur forme que dans leur fond.

    A force de vouloir tout ficher et conserver, le gouvernement actuel instaure un soupçon permanent, empêchant certaines personnes de voyager ou de postuler à des fonctions sous prétexte qu'elles apparaissent dans un fichier, y compris en tant que victimes. Par un mécanisme pervers de renversement de la charge de la preuve, une personne fichée devra bientôt démontrer son innocence. Nous revendiquons pour l'État une obligation de discernement.

    Depuis plus de deux siècles, la liberté consistait à faire ce qui n'était pas interdit. La frontière entre la liberté et le contrôle social se voulait nette. Hors des comportements interdits, la jouissance des libertés était entière. Aujourd'hui, jouir d'une liberté consisterait à pouvoir faire, ce que la puissance publique et les intérêts privés surveillent et que la loi n'interdit pas. Le soupçon a remplacé la décision judiciaire, la présomption de culpabilité, la présomption d'innocence. Plus qu'une décision de justice, lorsqu'il y a erreur, c'est le temps qui innocente, l'oubli qui peu à peu s'installe. Or, la mémoire informatique n'a pas vocation à oublier ! Ce droit à l'oubli des innocents injustement soupçonnés doit résulter d'un choix, que la droite... oublie de faire.

    " Je n'ai rien à me reprocher " et " ça peut servir un jour "... Cette fusion du droit de soupçonner et de la mémoire informatique met en péril l'État de droit. Le devoir de précaution dans l'élaboration du droit et le souci des droits de l'Homme et du Citoyen doivent continuer à inspirer les socialistes.


Premiers signataires :

Christian Paul  Cécile Alvergnat  Xavier Aucompte  Godefroy Beauvallet  José Brito  Caroline Combe  Etienne Drouard  Florence Durand  Jean Gonié  Emmanuelle Hoss  Daniel Kaplan  Jean-Bernard Magescas  Christian Martin  Pierre Orsatelli  Séverine Tessier  Henri Verdier…

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