Le 21 avril, et après ?

L'avenir ne pourra s'enfanter dans les synthèses molles et les équilibres d'opportunité, le neuf ne sera pas seulement la reconduction et le réarrangement de l'ancien.
par Vincent Peillon, François Rebsamen et Manuel Valls

Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 30 août 2002




Vincent
PEILLON



François
REBSAMEN



Manuel
VALLS




L'histoire frappe à la porte. Mais certains semblent peu pressés de l'entendre, et d'autres, pour ne pas être davantage dérangés, commencent déjà à murer la porte. Il faudrait pourtant être bien inconséquent pour ne pas comprendre, ou avoir déjà oublié, que le 21 avril a rompu brutalement la continuité douce des temps, des habitudes et des torpeurs, pour faire émerger dans sa nudité brutale la figure de la crise politique, sociale et idéologique que traverse la société française.

Mais parce que l'inconséquence n'est pas impossible, surtout en politique, on peut vouloir faire comme si cet événement n'avait pas eu lieu, relevait de hasards, de circonstances, d'accidents, ou même d'une responsabilité seulement individuelle, plutôt que de causes lourdes et profondes qui travaillent et déchirent notre société, et comme si la vie commune pouvait reprendre ses droits comme si rien n'avait changé, comme si aucune vérité ne s'était en cette occasion fait jour.

Petite blessure à la surface inentamée de l'histoire, aussitôt ouverte aussitôt refermée, le 21 avril serait déjà cicatrisé, oublié.

La réalité nous semble tout autre. Certes, comme tout événement, les causes minuscules se mêlent aux tendances lourdes et le nez de Cléopâtre joue ici aussi son rôle : si la campagne avait été meilleure, si la gauche avait été moins divisée, si l'on avait anticipé le risque... Tout cela est juste. Mais la campagne a été mauvaise, la gauche divisée, on n'a pas anticipé. Autant de faits bruts qui méritent déjà, à leur niveau propre, analyse et explication.

Mais, de plus, il s'est trouvé plus de 17 % des électeurs pour voter Front national, plus de 10 % pour des candidats d'extrême gauche, moins de 20 % pour le président sortant et un très grand nombre pour ne pas voter. Il en faut des gouttes d'eau pour composer une vague, mais c'est bien d'une vague qu'il s'agit, et celle-ci nous a roulés sur le sable.

C'est pourquoi le résultat du 21 avril doit d'abord être compris comme l'expression d'une crise politique profonde dont les uns et les autres n'avaient pas voulu jusqu'ici saisir pleinement la violence et la portée. Certains ne le veulent toujours pas. La première ligne de clivage, celle qui va structurer le débat qui doit s'ouvrir dans le Parti socialiste et qui commandera la nature des réponses qu'il conviendra d'apporter, porte donc d'abord sur le diagnostic et sépare ceux qui considèrent que le 21 avril ne fut qu'un accident de parcours lié seulement à une défaillance de l'" art politique " et ceux qui considèrent, sans nier cette défaillance, qu'elle renvoie pour être comprise à une crise beaucoup plus profonde.

Car, si la gauche est aujourd'hui défaite, ce serait une illusion de croire - de " se faire croire ", comme dirait Alain - que cette défaite ne concerne qu'elle. Pas davantage que le 21 avril n'est la défaite que de Lionel Jospin, elle n'est la défaite que de la gauche. Le 21 avril, c'est la défaite d'une certaine idée de la France, l'épuisement d'un système et d'une configuration politique, la fin d'un cycle et la révélation du délitement avancé des fondements de notre lien social.

De ce point de vue, le gouvernement Raffarin, quelque illusion virginale qu'il puisse entretenir sur sa popularité, sa légitimité ou sa capacité d'action, n'est que le symptôme de ce mal profond, et la reconduction de Jacques Chirac à la fonction suprême dans les conditions que l'on sait est la concrétisation emblématique même de cette déraison des temps où, comme souvent, le tragique le dispute à la dérision.

Ce qui est d'ailleurs frappant dans ce retour de la droite et dans la façon dont, immédiatement, Jacques Chirac a compris son élection, c'est qu'ils ont refusé d'entendre ce qui s'était passé, de prendre en compte, en charge, en responsabilité les conditions si particulières de ce second tour. Ils se sont installés d'emblée dans un déni et sur un refoulé dont on peut être certain qu'il ne manquera pas de faire retour à un moment ou à un autre. Cette immense surdité, cette immense arrogance et cette immense légèreté dont ils font ainsi preuve, nous rappellent la bourgeoisie louis-philipparde de province au pouvoir.

Face à la profondeur et à la gravité de la crise que nous vivons, la droite ne peut rien ; l'absence de projets, l'immobilisme de sa pensée, l'âpreté des ambitions de ses chefs tournés vers le seul objectif de la conquête du pouvoir la conduisent inéluctablement à l'échec, et la France avec.

C'est à la gauche de reprendre l'initiative et d'agir, de faire avancer l'histoire et de retrouver la voie. Cela suppose qu'elle prenne la mesure de son temps et de sa tâche, qu'elle sache rompre avec ses propres lâchetés et ses propres paresses. Il convient donc, pour elle, et d'abord pour les socialistes, d'entendre et de répondre à la crise profonde de notre démocratie politique et de notre démocratie sociale. Il nous faut prendre la mesure du désarroi civique et de la crise d'identité nationale vécus par nos concitoyens, à la fois par ceux que nous n'avons pas su intégrer dans notre communauté de destin comme nous l'aurions dû et par ceux qui ont perdu, par abandon et par peur, le sens et parfois même la simple connaissance de nos valeurs communes. Ils sont les dépossédés de la République, les oubliés de la croissance, ceux qui sont affectés les premiers quand les crises surviennent et sont les derniers à être invités à la table du partage social et économique.

C'est à eux que nous devons nous adresser. Il convient de faire droit à la colère et à l'exaspération de ceux qui, dans un monde gouverné par la loi du profit maximum, ne trouvent plus la reconnaissance et les protections nécessaires dans le travail, celui qu'ils ont ou celui qu'ils n'ont pas, et dont les conditions concrètes d'existence, en termes de logements, de transports, de sécurité, de santé aussi, se dégradent.

Il convient, enfin, d'entendre et de répondre à l'immense inquiétude de ceux qui contestent le visage d'une mondialisation qui transforme tout en marchandise et rejettent une Europe qui, pour être le grand projet fédérateur des temps modernes, semble incapable de proposer une cohérence assez forte et assez déterminée pour résister aux atteintes à la démocratie et au domaine social de cette mondialisation libérale. La lutte pour la réduction de toutes les inégalités est au cœur de notre engagement.

Oui l'histoire frappe à notre porte. Il faut entendre et répondre. La France a besoin de neuf, de courage, d'espérance. Le 21 avril ne peut ni ne doit être un simple anneau dans la chaîne du temps. Il doit être une fin et un commencement. La fin d'un cycle politique qui a vu la gauche accéder aux responsabilités et par trois fois être battue, n'arrivant pas à répondre dans la durée et en même temps aux exigences des siens et à l'intérêt du pays. Le début d'un cycle nouveau capable de résoudre cette équation et de mettre en œuvre un réformisme radical, populaire sans être populiste, attentif aux contraintes du réel, mais ne cédant ni au conformisme ni au renoncement.

Cela supposera sans nul doute, pour la gauche, des révisions déchirantes, et d'abord la volonté de rompre avec les vieilles habitudes, les vieux clivages, les vieilles pratiques et peut-être même avec les formes d'organisation actuelles.

Le débat qui s'ouvre doit être sans tabou, et il devra aller jusqu'au bout. Nous avons besoin d'une vraie confrontation d'idées qui ne soit pas l'otage des vieilles chapelles et des vieux réflexes. Nous veillerons à ce que tous les militants puissent y participer pleinement et nous appellerons toutes celles et tous ceux, femmes et hommes de gauche, qui veulent s'y engager. Nous devons retrouver collectivement la capacité à définir une stratégie et élaborer un projet capable de rassembler toute la gauche.

Ce qui est d'ores et déjà certain, c'est que l'avenir ne pourra s'enfanter dans les synthèses molles et les équilibres d'opportunité, que le neuf ne sera pas seulement la reconduction et le réarrangement de l'ancien. Et, comme une hirondelle ne fait pas le printemps, le temps nécessaire, qui n'est pas celui des petites phrases, des règlements de compte et des promotions personnelles, pas davantage d'ailleurs celui des arrière-pensées, devra lui être consacré.

Voilà la tâche immense à laquelle, sans complaisance et sans raccourci, nous allons nous atteler avec tous ceux qui le souhaiteront pour retrouver une perspective pour la gauche et une ambition pour le pays. Afin de faire vivre ce que Jaurès nommait "l'invincible espoir" pour ceux qui, quel que soit le désarroi des temps et l'immensité de la tâche, ne veulent pas renoncer aux valeurs de liberté et de justice sociale qui font la grandeur et la force de l'idéal républicain et socialiste.
Vincent Peillon est porte-parole du Parti socialiste ;
François Rebsamen est maire de Dijon, secrétaire national du PS aux fédérations ;
Manuel Valls est député de l'Essonne, maire d'Evry, secrétaire national du PS à la politique de la ville.
Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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