Ce que peut l'Europe pour Ankara

Vincent Peillon
Point de vue signé par Vincent Peillon, député européen, paru dans le quotidien Libération daté du mercredi 13 octobre 2004


 
La Commission européenne vient de recommander l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, laissant au Conseil des ministres européen qui se tiendra à Bruxelles le 17 décembre le soin de décider de la date de cette ouverture. Même si la Commission, dans sa recommandation, émet des réserves qu'elle n'avait jusque-là jamais prononcées dans les processus similaires précédents, évoquant la possibilité d'un échec des négociations, chacun mesure l'importance de cette décision pour l'avenir de l'Union européenne.

La première observation que l'on est contraint de faire à ce sujet, c'est la médiocrité, l'hypocrisie et l'irresponsabilité des dirigeants français.
Celle d'Alain Juppé d'abord qui, après avoir été l'artisan obstiné, contre l'avis des socialistes, du traité d'union douanière avec la Turquie en 1995, a brusquement, sous la pression lors des dernières élections européennes, changé d'avis et engagé l'UMP dans la voie du reniement par rapport à elle-même et de la contradiction par rapport au président de la République dont elle est pourtant le principal soutien.
Celle du président Chirac ensuite qui, tout aux carambouilles tactiques dont il a le secret, a annoncé que sur cette question de l'adhésion les Français seraient consultés par voie de référendum, comme d'ailleurs pour tout élargissement futur.
Celle enfin de certains responsables socialistes qui, après n'avoir rien dit lors du sommet d'Helsinki, en décembre 1999, où la France, par les voix de Jacques Chirac et de Lionel Jospin, a donné le feu vert aux négociations, puis après avoir voté l'élargissement aux dix nouveaux entrants, il y a un peu plus d'un an, se réveillent maintenant sur la Turquie et sur elle seule, en prenant des positions maximalistes sans tenir compte des implications qu'un refus aussi brutal, et aussi peu motivé par rapport aux engagements passés, pourrait avoir à l'égard du monde musulman.

Dès lors que l'on a accepté l'élargissement aux dix nouveaux entrants sans réforme des institutions ni même de perspectives financières assurées, que l'on a demandé en 1999 à la Turquie de s'engager et de respecter les critères de Copenhague, les seules raisons de refuser à la Turquie ce que l'on a accepté pour les autres seraient des raisons que nous ne pouvons admettre. Notre doctrine de la nation, française ou européenne, voit dans celle-ci une communauté de droits et de valeurs. François Mitterrand avait raison : ce n'est ni la religion ni la géographie qui peuvent fonder l'appartenance à l'Union. Et le débat qui s'engage aujourd'hui a, à l'évidence, des odeurs malsaines dont il faut se méfier, non seulement d'un point de vue moral, mais d'un point de vue politique.

La vraie question n'est pas celle de la Turquie. A l'évidence, celle-ci est loin de remplir les conditions requises. La Commission le reconnaît. La vraie question est celle de tous les élargissements et de la faiblesse d'une Europe incapable d'affirmer un projet cohérent et une volonté lisible et claire. Mais il serait inacceptable que cela soit la seule Turquie qui soit le bouc émissaire de tous nos renoncements. Il n'est pas raisonnable, par exemple, de dire que l'entrée de la Turquie transformerait l'Europe en simple zone de libre-échange. Elle l'est déjà, et ce n'est pas le fait de la Turquie. Ce n'est pas davantage la Turquie qui serait responsable d'un tropisme européen pour l'Otan. Il est déjà inscrit en toutes lettres dans le traité constitutionnel et la guerre en Irak a montré que la position turque était moins alignée que certains cherchent à le faire croire. La question est presque moins de savoir ce qu'Ankara est prêt à faire pour entrer dans l'Europe que ce que l'Europe est prête à faire pour la Turquie et, plus globalement, pour elle-même.

Nous étions, hier, contre l'élargissement, ou plutôt contre les conditions dans lesquelles il était engagé et qui n'en permettent pas une véritable réussite. Sans perspectives financières stables, sans approfondissement démocratique réel, l'élargissement à vingt-cinq, en 2007 à la Roumanie et à la Bulgarie, bientôt à trente, ne peut que représenter une dilution du projet européen et préparer des réflexes de crainte et d'hostilité. Observons d'ailleurs que ce sont souvent les mêmes, à commencer par le démagogue Chirac, qui ont bâclé cet élargissement et qui veulent limiter le budget européen à 1 % du PIB. Pour ce qui concerne la Turquie, et alors que la Commission chiffre à 25 milliards d'euros, soit à 0,17 du PIB européen, l'effort financier à horizon 2020, on conçoit l'impasse que l'on nous propose pour tout projet commun.

Ce débat est très difficile. Ses enjeux sont considérables, en Méditerranée orientale, à l'égard du monde musulman mais aussi de nos compatriotes, en Turquie comme en France et plus globalement dans l'affrontement qui nous oppose aux obscurantistes et aux terroristes d'Al-Qaeda comme à l'hégémonisme américain. Il mérite que l'on mette un peu d'ordre dans ses pensées, de sérieux dans ses propos et de responsabilité dans ses actes.

Un calendrier est proposé : 2006 pour l'ouverture des négociations, 2015 pour leur conclusion. Si jusqu'ici aucune négociation ne s'est soldée par un échec, c'est parce qu'au moment de voter l'adhésion certains n'ont pas pris leurs responsabilités. En parallèle, nous aurons à nous prononcer sur le traité constitutionnel, sans doute à l'automne 2005, puis s'engageront les négociations sur les perspectives financières 2007-2013. Il faut dire très clairement que si l'Europe ne se dote ni d'une capacité démocratique rénovée ni des moyens de défendre sa puissance et son modèle, alors nous voterons non à cette adhésion comme d'ailleurs à toute autre, en cohérence avec nos positions passées. Mais cela ne peut en aucun cas se confondre avec un refus injustifiable de poursuivre des négociations d'ailleurs déjà engagées.

C'est pourquoi plutôt que de s'appuyer aujourd'hui sur un nationalisme et des peurs que nos positions ont toujours eu pour ambition de combattre, nous préférons assumer nos responsabilités que de nous en défausser sur la seule Turquie. Disons clairement aux Turcs, et encore plus à tous les dirigeants européens, qu'ouverture des négociations ne vaut pas adhésion, et que nous conditionnons cette adhésion non seulement aux progrès que la Turquie doit encore accomplir mais à la réforme des institutions européennes et à une nouvelle ambition pour l'Union. De ce point de vue, voter non au projet de traité constitutionnel est un préalable et presque, face à la confusion des temps et aux crises qui s'y préparent, une ardente obligation.
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