Un conte philosophique
de droite
à dormir debout

Vincent Peillon
« Voilà la grande invention conceptuelle de la droite moderne : le marché a besoin d'un seul complément, la prison. »

par Vincent Peillon, porte-parole du Parti socialiste
Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du 29 novembre 2002
 
La droite se raconte aujourd'hui une histoire à dormir debout, une histoire de songe-creux : derrière son action se cacherait rien de moins qu'une philosophie nouvelle. Nathalie Kosciusko-Morizet, jeune conseillère de l'Elysée devenue députée de l'Essonne, nous en a livré récemment (Le Monde du 14 novembre) quelques aperçus.

Passons sur les attaques, méprisantes, à l'égard de la gauche. Elles valent exactement ce que valent en regard les révérences aux puissants du moment. Une génuflexion devant le président, une courbette au premier ministre, quelques flagorneries adressées à M. Sarkozy, à M. Juppé et à M. Fillon. Le compte est bon. Dans la courtisanerie, Mme Kosciusko-Morizet aura fait la démonstration qu'elle peut brûler les étapes et être élevée directement au grade de commandeur.

Mais que nous dit-elle, sur le fond ? Que la droite d'aujourd'hui est une droite moderne. Cette modernité de la droite s'articule autour de quelques affirmations. La première, la plus importante, est que la droite recherche " l'ordre mobile ", et que c'est cette recherche qui permettra d'atteindre le Graal des temps modernes, " l'universelle singularité ".

Cette affirmation première - l'ordre mobile comme fondement et l'universelle singularité comme horizon - se décline de trois façons : autorité, liberté et sécurité d'une part ; pluralité, concertation, justice d'autre part ; réussite, entreprise et partage enfin.

La droite était jusque-là le parti de l'ordre figé ; elle doit être dorénavant celui de l'ordre mobile. La droite était hier le parti de l'ordre imposé, qu'il soit naturel ou révélé ; elle doit être désormais celui de l'ordre accepté. La droite était autrefois le parti de la totalité, familiale, nationale, ecclésiale ; elle doit être désormais celui de la singularité.

Tentons d'y voir plus clair.

L'ordre d'abord. Son héros se nomme Nicolas Sarkozy. Au moment où le gouvernement revient sur l'objectif de mixité sociale posé par la loi de solidarité urbaine, diminue le budget de la solidarité et de l'éducation, remet en question les emplois-jeunes et donc le fonctionnement même de tant d'associations, M. Sarkozy s'en prend à la fois aux nouvelles classes dangereuses, les jeunes, les prostituées, les mendiants, les non-sédentaires et aux partisans des droits de l'homme.

La cohérence de cette démarche, nous la connaissons : c'est celle qui assimile la juste cause, trop négligée, de l'autorité républicaine à celle, inacceptable, de la stigmatisation et de la relégation des plus faibles. Dès lors, la mobilité dont il s'agit est celle de la soumission aux effets du désordre social et civique, non de leur réparation ou de leur contestation.

Le nomade doit s'immobiliser, la prostituée et le jeune disparaître de l'espace public, le mendiant remercier pour l'aumône et la condition qui est la sienne. La volonté s'arrête aux effets, elle ne cherche ni n'atteint les causes.

Cela permet sans doute une stratégie de communication à court terme ; cela n'ouvre pas une action en profondeur. Cela permet sans doute de désigner des ennemis ; cela ne permet pas de faire des citoyens. Et comme les principes mêmes de notre citoyenneté font obstacle à ce procédé, ils sont foulés aux pieds et les droits de l'homme deviennent une injure. Il y a le singulier que l'on rature, biffe, assujettit, parce qu'il ne répond pas à l'universel. Et l'universel que l'on glorifie, parce qu'il produirait du singulier acceptable.

Mais quel est cet universel ? Il n'est pas celui du sujet qui se construit et s'émancipe dans un même mouvement qui le relie à tous les autres sujets, l'universel républicain ! On notera d'ailleurs avec effarement que les mots République et laïcité, cette façon de conjuguer l'universel et le singulier, sont totalement absents de ce mouvement de pensée.

Quant à la rationalité même, elle est boutée dehors par une référence rapide à Nietzsche. Quand l'humanisme se fait nietzschéen, on peut toujours craindre le pire. Sans doute est-il urgent que Luc Ferry donne quelques leçons particulières...

La conséquence s'en tire immédiatement. Puisque la rationalité est impuissante à produire de la légitimation, c'est le marché, formule moderne de la volonté de puissance, qui va la produire. La singularité qui reste à chacun est celle de son insertion dans un circuit économique où le partage est seulement celui de la valeur ajoutée. Le citoyen n'est pas d'abord sujet de droit, construisant sa singularité dans un effort pour accéder à l'universel par la raison et le droit. C'est seulement sa place dans le partage organisé spontanément par l'économie marchande, sa réussite individuelle comme Homo oeconomicus, qui en fait un sujet de droits.

Le droit à la protection est la contrepartie du devoir de produire. C'est pourquoi la justice évoquée n'est plus l'égalité, ni celle des conditions ni même celle des chances, mais l'équité, c'est-à-dire un équilibre laissé au marché et aux partages qu'il arbitrera à raison de l'efficacité des entreprises et d'un modèle de réussite qui en dépend exclusivement. Plus de République, le marché ; plus de citoyens, des producteurs et des consommateurs.

Derrière la boursouflure des mots, la réalité est crue. " L'ordre mobile " est celui qui doit favoriser la libre circulation des marchandises et des capitaux. Seule la personne qui s'insère dans cette circulation mercantile a droit de cité comme sujet. Le pouvoir, davantage sociétal que politique, a dès lors pour fonction de produire les signes permettant à chaque sujet d'y adhérer. Il n'est pas là pour ordonner la société à partir de valeurs délibérées en commun et qui peuvent être extérieures à cette société. Il est là pour faire accepter l'ordre immanent à cette dernière. Il se réduit à une sémiologie.

Le premier des signes que doit produire le pouvoir, c'est la fermeté qui est la sienne. L'être humain qui ne s'insère pas dans l'ordre mobile doit être contraint à y participer. Il aura en partage le peu qu'il vaut sur le marché, cette valeur marchande étant pour chacun le marqueur de sa singularité et le véhicule de sa reconnaissance.

S'il refuse, il doit disparaître, être retiré, immobilisé, retenu ailleurs de telle sorte qu'il ne bloque pas la mobilité générale. D'un côté l'ordre mobile, de l'autre le désordre immobilisé. Voilà la grande invention conceptuelle de la droite moderne : le marché a besoin d'un seul complément, la prison.

Tout le problème est, pour le dire vite, qu'il ne s'agit pas seulement d'une invention conceptuelle, celle de Mme Kosciusko-Morizet, mais bien d'une politique, celle de Chirac et de Raffarin.
Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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