Europe :
pour moi, c'est « oui » !

Bernard Poignant

par Bernard Poignant, député européen
Point de vue paru dans le quotidien Ouest France daté du 19 novembre 2003

 
Chaque Européen peut trouver une raison pour refuser le projet de Constitution toujours en discussion : certains, à gauche, jugent insupportable l'expression « marché unique où la concurrence est libre et non faussée » ; certains, à droite, voient rouge quand ils lisent que « l'Union œuvre pour une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein emploi et au progrès social ».

Un Anglais a du mal à avaler l'idée même d'une Constitution. Un Autrichien ou un Finlandais, citoyen de pays neutres, se méfie quand il entend parler de défense commune. Un Espagnol veut garder ses avantages dans le calcul des voix au Conseil des ministres. Un Polonais veut que Dieu soit mentionné dans le texte. Un Slovène ou un Letton craint le poids des grands pays et défend le droit d'avoir un des leurs au sein de la Commission. Bref, en additionnant toutes les exigences, nationales ou partisanes, je ne comprends pas comment l'Europe va réussir à se doter d'une Constitution.

Chacun sait pourtant qu'il la faut et que la Convention a accouché d'un projet qui, de toutes façons, est meilleur que tous les traités d'avant. Il est une condition pour vivre ensemble à 25, puis à 27 pays. Cet élargissement pose forcément des problèmes. Le non-élargissement créerait des risques que tous les Européens subiraient. Les plus hésitants devraient se souvenir des quatre guerres yougoslaves en dix ans : la haine revient vite.

Parlant de l'Allemagne et écrivant à son fils, Robert, du camp de Buchenwald, où il était prisonnier, Léon Blum (1) lui disait : « Ce fonds de cruauté que nous avons vu remonter dans un peuple depuis cinq ans, ou depuis dix ans, ou depuis plus longtemps, si l'on veut, et qui bat aujourd'hui le monde comme une marée, je suis convaincu qu'il existe à l'état latent chez tous les hommes et bien peu de chose suffit pour qu'il recouvre de sa boue sanglante les bases acquises de la civilisation. »

Et on ne dit pas « non » à ceux qui, en un demi-siècle, ont souffert de l'occupation des chars nazis puis soviétiques.

Nous, Français, avons un petit défaut que les autres nous rappellent, tantôt gentiment, tantôt fermement, voire vertement. Nous avons tendance à penser que l'Europe, c'est la France en plus grand, une sorte de prolongement de nous-mêmes. Nous confondons notre tradition universaliste et nos modes d'organisation. Au nom de la première, nous prétendons imposer les seconds. C'est ce qu'avait voulu faire Napoléon Ier... Jusqu'à la retraite de Russie. Après tout, Rome a été un chef-lieu de département français.

Non, l'Europe ne sera pas plus française qu'allemande. Et nous rencontrons les volontés et les souverainetés des uns et des autres. Nous voulons garder l'unanimité au nom de l'exception culturelle française. Les Anglais veulent la même unanimité au nom de l'exception fiscale, les Scandinaves au nom de l'exception sociale car ils ne veulent pas prendre le risque d'un abaissement de leur niveau de protection.

Il faut donc espérer que les chefs d'État et de gouvernement ne sortent pas une Constitution de moins bonne qualité que celle de la Convention et, si possible, qu'ils la rendent meilleure. Elle sortira pour le 90e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale. 1914 ouvre le temps des malheurs sur notre continent, celui du choc des nationalismes et de la brutalité des totalitarismes. Cette année-là, les soldats sont partis au front, la fleur au fusil pour une guerre courte et joyeuse : ils ignoraient qu'ils commençaient une nouvelle guerre de trente ans qui se terminera en 1945. Ils ignoraient que 1914 déboucherait sur 1917 et, plus tard, sur cette guerre froide qui a pris fin avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989. Les hommes font l'Histoire, mais ils ne savent pas l'Histoire qu'ils font.

Le sursaut est venu après la dernière guerre. On a même voulu faire une armée commune en 1954. Les Français l'ont empêchée craignant le réarmement allemand. Des années plus tard, les regrets sont venus. Il ne faudrait pas que cette Constitution connaisse le même sort en attendant les mêmes regrets.

Après 1945, l'Europe est née de la main tendue de la France à l'Allemagne, comme un pardon et une promesse, ainsi que le dit souvent Jacques Delors.

Après 1989, la même main a été tendue de l'Ouest à l'Est. Cette Constitution affirme nos valeurs et donne force de droit à la Charte des droits fondamentaux qui fonde notre contrat de mariage. L'influence de la France n'a de chance d'exister et de perdurer que dans cette souveraineté partagée. La Constitution en est l'outil. Voilà pourquoi je lui dis « oui ».

(1) Léon Blum : Lettres de Buchenwald, éditées et présentées par Ilan Greilsammer, Le Seuil, 2003, pages 145-146 (lettre du 31 juillet 1944).

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