La Commission désavouée, la démocratie renforcée

Bernard Poignant

Point de vue de Bernard Poignant, président de la délégation socialiste française au Parlement européen, paru dans le quotidien Libération daté du 4 novembre 2004


 
Mars 1999 : la Commission Santer se retire avant d'être censurée. Octobre 2004 : la Commission Barroso se retire avant d'être désavouée.

Le Parlement européen fait le chemin inverse de nombreux Parlements nationaux. Ceux-ci sont de plus en plus soumis à leur exécutif. Le premier cherche à s'émanciper de leur influence. Il prend acte des commissaires nommés. Ce n'est pas pour cela qu'il avale sans broncher le collège tout entier.

La Constitution française de 1958 a corseté notre Assemblée nationale qui peine à reconquérir sa marge de manoeuvre. Il faut remonter à 1962 pour retrouver la censure d'un gouvernement. Dissoute, elle n'a pas recommencé une seconde fois. Elu au suffrage universel en 1979, le Parlement européen conquiert peu à peu son pouvoir, de la codécision avec le Conseil des ministres au droit d'investiture après les élections européennes. Le traité constitutionnel étend ces pouvoirs, donc le champ démocratique de l'Union européenne. C'est un engagement à le ratifier.

L'Europe repose sur une double légitimité : celle des Etats nationaux que le Conseil incarne ; celle des peuples européens que le Parlement exprime. Les deux sont aussi légitimes. Aucune ne peut ni doit écraser l'autre.

Le 27 octobre 2004 restera une date marquant une étape de la conquête de la démocratie parlementaire, y compris à travers l'affirmation des groupes politiques. Le groupe du Parti socialiste européen s'est trouvé unanime dans le refus. Ce n'était pas évident dès le départ. Sept des siens sont membres de la Commission, nommés par leur gouvernement respectif, notamment l'Angleterre, l'Allemagne, l'Espagne. Le réflexe immédiat des députés de leur pays est de les soutenir. Ils ont fait campagne ensemble, se retrouvent dans les instances respectives de leur parti, ont parfois été ensemble dans des gouvernements, nationaux ou régionaux.

Cette fois, d'autres réflexes ont joué. Et le groupe socialiste a moins été l'addition d'une série de délégations nationales qu'un groupe transnational partageant la même conception et la même vision du fonctionnement de l'institution.

Il faut dire que quelques commissaires ont facilité l'unanimité des députés du groupe socialiste autour de valeurs clés et de principes de base.

A travers le rejet du commissaire Buttiglione, ils ont refusé que soient confondus le fait politique et le fait religieux. En langue française, cela s'appelle la laïcité. Cette bataille prolonge celle qui a abouti au refus de faire référence à Dieu directement ou à la seule religion chrétienne particulièrement dans le traité constitutionnel. Par anticipation, c'est une victoire de celui-ci à travers la charte des droits fondamentaux. Le Vatican a mené son ultime combat à travers les déclarations publiques de cardinaux pour soutenir Buttiglione. Il a échoué. Il a même réveillé quelques réactions antipapistes auxquelles l'histoire de l'Europe est habituée. Protestants, anglicans, presbytériens n'aiment pas que le catholicisme se prétende tout le christianisme. Ce péché d'arrogance méritait une pénitence !

A travers le rejet de la commissaire Kroes, les députés ont refusé que soient confondus les intérêts privés et les intérêts publics. Ce n'est pas une tare d'avoir appartenu à des quantités de conseils d'administration de sociétés européennes, c'est une erreur de confier le portefeuille de la concurrence à une telle personne. Question d'éthique professionnelle ! Là encore, c'est une façon de dire comme le traité constitutionnel que si la concurrence est libre, elle ne doit pas être faussée, y compris par le commissaire. La femme de César doit être insoupçonnable !

Tous ces événements constituent-ils une crise ? Ni le mot ni l'idée ne sont justes. C'est un épisode qui sera dénoué grâce aux institutions en vigueur et aux traités en place. Demain, grâce au traité constitutionnel, le président de la commission, proposé par le Conseil européen en tenant compte du résultat des élections, puis investi par le Parlement, pourra mieux choisir ses commissaires. Chaque Etat lui en proposera trois et il pourra choisir, plus libre et plus détaché des gouvernements. Aujourd'hui, il fait avec ce qu'on lui donne.

Enfin, ce moment parlementaire va contribuer à forger une opinion publique européenne, nécessaire pour la vie démocratique. Elle a été visible en 2003 par sa réaction au déclenchement de la guerre en Irak. Elle sera alimentée par les ratifications du traité constitutionnel. Elle se prolongera par les débats qu'entoure le projet d'adhésion de la Turquie. Elle s'intéressera davantage à la vie de son Parlement et aux initiatives de la commission, mieux connue y compris grâce à ces événements récents.

Pour nourrir cette opinion publique européenne, il convient d'ajouter cette étonnante procédure des auditions publiques, étrangère au monde latin, et qui nous vient de pratiques anglo-saxonnes. Certains commentateurs les ont jugées formelles. Le retrait de la Commission Barroso vient de le démentir. Rocco Buttiglione aurait-il fait ses déclarations sans ces auditions ? Il vaut mieux les avoir connues avant qu'après.

Ces auditions ne sont pas prévues dans les traités, pas plus les actuels que le futur traité constitutionnel. C'est une conquête du Parlement lui-même sur laquelle il sera difficile de revenir. Preuve qu'il ne faut pas avoir un regard figé sur les textes : rien n'est gravé dans le marbre. La volonté force le destin. Je suis sûr qu'il arrivera la même chose au droit d'initiative que pourraient prendre un million de citoyens européens, tel que prévu par le nouveau traité. Il faut savoir utiliser des leviers et ne pas confondre la règle du jeu et le jeu. Ce dernier reste toujours ouvert.

Petit à petit, nous allons abandonner l'expression « construction européenne » qui appartient au langage des métiers du bâtiment, pour adopter celle de « conscience européenne » qui appartient au langage de la citoyenneté, c'est-à-dire à celui des hommes et des femmes de l'Europe.
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