Terrain glissant

Bernard Poignant

Qu'est-ce donc que ce « terrain » sur lequel les politiques sont censés se ressourcer ?

Point de vue de Bernard Poignant, député européen (groupe socialiste), paru dans le quotidien Libération daté du lundi 17 juin 2002


 
Monsieur Terrain a donc été candidat aux élections législatives dans toutes les circonscriptions de France. Sa suppléante était madame Proximité. C'est le moment de parler de lui et de le présenter aux Français. Dans la circonscription où j'ai voté, ils étaient bien représentés : l'un comme gauche de terrain, l'autre comme droite de terrain. Ils doivent être au moins cousins pour porter le même nom.

Ils ont été concurrencés par le vrai terrain, celui de la Coupe du monde de football. De celui-là, on parle tous les jours et toutes les nuits : il est sec ou humide, gras ou souple. Au moins, on le voit à la télé avec son herbe verte, ses poteaux blancs, son filet gris, son ballon rond et ses publicités bariolées. Les joueurs l'occupent 90 minutes. Les spectateurs les regardent et puis s'en vont, sagement souvent, mais pas toujours.

En politique, c'est différent : on ne sait pas très bien où se situe ce fameux terrain.

Dans le gouvernement, chaque ministre a même reçu l'ordre de l'occuper un tiers de son temps. Leur chef sait où est le sien : un hôtel avec jardin qu'on appelle Matignon. C'est un endroit où on travaille, dort et mange sans sortir. C'est un terrain recherché : on y sait tout et personne ne vous y embête. Attention, on y est vite enfermé et barricadé.

Dans la campagne électorale, les candidats savent-ils où est ce terrain ? Est-il dans les usines, les ateliers, la maison, l'appartement, le quartier, la ville, la campagne, l'hôpital, etc. ?

A moins qu'il faille revenir à la racine du terrain, c'est-à-dire « la terre », celle qui « ne ment pas » comme disait Pétain, celle qui ramène à notre horizon le plus étroit, qui nous replie parce que le monde donne le vertige.

J'ai beau tourner et retourner le mot dans ma tête : appliqué au débat politique, je ne le comprends pas. Ou plutôt si, je le comprends trop bien : cher candidat, cher militant, cher citoyen, ne t'occupe pas des choses importantes ! Laisse les marchés financiers, les entreprises médiatiques, les sociétés informatiques décider des choses sérieuses. C'est trop compliqué pour toi. Occupe-toi de ton petit coin de France, juste de ton quartier, un peu de tes voisins, de ton «terrain». Laisse le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l'Organisation mondiale du commerce décider tranquillement de l'avenir du monde.

La politique de terrain risque bien d'être le cache-misère de l'absence de pensée politique et de traduire une forme d'impuissance.

Chaque citoyen a le droit d'avoir une opinion sur le monde qu'il vit et qui se profile. Il a le droit de le critiquer et d'en souhaiter un autre. Il peut chercher toute sa vie à conquérir son émancipation plutôt qu'à subir sans réagir.

Alors, monsieur Terrain, madame Proximité, je vous connais, mais ne vous ai jamais vus. Laissez-nous regarder par la fenêtre du monde. Ne nous enfermez pas. Sinon, les citoyens vont croire qu'en réalité vous n'avez plus rien à leur dire.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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