Une nouvelle ligne Maginot

Paul Quilès
par Paul Quilès, député du Tarn.
Point de vue paru dans les pages " Rebonds " du quotidien Libération daté du jeudi 09 janvier 2003


 
En dehors des périodes de crise, le thème de la défense n'intéresse pas grand monde en France. On entend parfois quelques propos superficiels ou démagogiques, destinés en général à dénoncer les sommes importantes qui y sont consacrées dans le budget de l'Etat. Pour le reste, on se satisfait de l'affirmation classique et bien commode : « En France, il y a un consensus sur les questions de défense, y compris sur le nucléaire. » En clair, circulez, il n'y a rien à voir... Les récents débats au Parlement sur le budget 2003 de la défense et sur la loi de programmation militaire ont d'ailleurs montré le peu d'écho que ces sujets provoquent dans les partis politiques et dans l'opinion.

L'absence de débat

Que sait-on vraiment de ce prétendu consensus ? Existe-t-il un débat sur les objectifs et les moyens de notre système de défense, en dehors de quelques cercles d'initiés ? Ne faudrait-il pas aller au-delà des formules incantatoires, comme : « la dissuasion est notre garantie essentielle », il faut « renforcer l'autonomie de décision et d'action de la France », « placer notre effort dans une perspective résolument européenne », « développer la coopération avec les Etats-Unis, qui est un élément fort de notre crédibilité militaire » ?

Aucune instance n'échappe à ce vide : ni les partis politiques (y compris le PS), ni les médias, ni le Parlement, où, en dehors de la commission de la défense et de quelques rares députés, le sujet ne fait pas recette... Et pourtant, il s'agit bien d'un sujet majeur, dont l'importance se rappelle à nous dans les moments de crise et de tension, si fréquents depuis la chute du mur de Berlin : guerre du Golfe, Balkans, Afghanistan, Irak, montée du terrorisme international. La répétition de ces événements doit être interprétée à la lumière de trois bouleversements majeurs :
     l'accession des Etats-Unis à une position d'hyperpuissance inquiète, qui ne supporte pas d'être vulnérable et qui se montre décidée, si nécessaire, à agir seule pour faire prévaloir ses intérêts ;

     le développement d'une «pathologie de la mondialisation incontrôlée» (crise, voire effondrement de l'Etat dans de nombreux pays du Sud, dissémination d'organisations criminelles et terroristes...) ;

     l'érosion des systèmes internationaux de contrôle des armements et de non-prolifération, et l'affaiblissement de l'ONU, pourtant seule instance légitime de maintien de la paix et de la sécurité dans le monde.
Cette nouvelle donne impose un réexamen d'ensemble de notre politique de sécurité, non à l'échelle nationale ­ inadaptée ­, mais dans le cadre d'une Europe de la sécurité et de la défense. Car c'est la conjugaison des efforts des pays européens qui pourra rendre ses chances au dialogue multilatéral, offrir aux problèmes du monde d'autres solutions que celles de l'action unilatérale et oeuvrer au renforcement de l'ONU.

Europe : un constat accablant

Encore faudrait-il que l'Europe ait les moyens militaires de ses ambitions diplomatiques. Or, le constat que l'on peut faire de l'état de la défense européenne est, à bien des égards, accablant. Les investissements massifs réalisés par les Etats-Unis dans l'équipement militaire et la recherche de défense sont en train d'accroître leur avance technologique dans la plupart des domaines clés, au point de décrédibiliser à terme les capacités européennes ou de les rendre largement dépendantes du soutien américain. Les dépenses d'équipement militaire de l'Europe sont inférieures de plus de la moitié à celles des Etats-Unis. De 20 à 30 % des matériels européens sont achetés outre-Atlantique. Plus préoccupant encore, les dépenses européennes de recherche-développement représentent à peine le cinquième de celles des Etats-Unis.

La faiblesse européenne est en partie la conséquence d'un refus d'assumer les charges de la défense. Seules la Grande-Bretagne et la France consacrent une part significative de la richesse nationale à la défense (respectivement 2,4 % et 1,9 % du PIB). L'effort de défense de l'Allemagne ne représente que 1,1 % de son PIB, celui de l'Italie 1 %, celui de l'Espagne 1,2 %.

Mais la faiblesse militaire des Européens résulte plus encore de la dispersion de leurs efforts. Il n'existe pas de véritable coordination des programmes d'armement. L'équipement des armées européennes se distingue par une diversité excessive des matériels, dont une part substantielle est d'ailleurs d'origine américaine.

Ce constat n'a jusqu'à présent débouché sur aucune action significative. On se contente de le ressasser sur le mode masochiste (« c'est grave, on va à la catastrophe »), fataliste (« que pouvons-nous y faire ? ») ou infantile (« agissons seuls et augmentons massivement notre budget national »).

Si nous voulons que l'Europe ait les moyens militaires d'assumer pleinement ses responsabilités sur la scène internationale, il nous faut rompre avec les pratiques existantes et engager un programme collectif d'équipement coordonné des forces européennes.

Cette ambition suppose naturellement des ressources. Nos partenaires du continent doivent donc accepter de dépenser plus pour l'avenir de la défense européenne. Mais nous ne pourrons susciter leurs efforts que si nous nous engageons nous-mêmes en affectant des montants financiers supplémentaires aux programmes d'armement réalisés en commun. Il n'est pas nécessaire pour cela d'accroître notre effort global de défense, mais de mieux en définir les priorités et le contenu.

A quoi sert le nucléaire ?

Le nucléaire militaire mérite à cet égard un examen attentif. Pendant la guerre froide, la nécessité de la dissuasion s'imposait. Il s'agissait d'exposer l'URSS à un risque de destructions disproportionné par rapport à l'enjeu de son agression, dans l'hypothèse où elle envisagerait de s'en prendre aux intérêts vitaux de la France. Aujourd'hui, toute menace d'agression de grande ampleur a disparu sur le continent européen.

La Russie n'est plus un adversaire ; c'est un partenaire au sein du Conseil Otan-Russie. L'hypothèse de résurgence d'une menace majeure contre l'Europe occidentale que retenait encore le Livre blanc de 1994 est à ranger au nombre des peurs du passé.

Pourquoi, dans ces conditions, maintenir un arsenal nucléaire dimensionné pour des scénarios de guerre froide ? L'énorme effort consenti en faveur de l'armement nucléaire se monte en effet à plus de 20 % du budget d'investissement militaire. Cela signifie que, chaque année, 3 milliards d'euros sont consacrés au développement de la dissuasion nucléaire, à travers le programme de simulation, la conception et la fabrication des missiles balistiques et des têtes nucléaires, les études, la recherche...

Lorsque le gouvernement tire argument de la prolifération pour justifier cet effort, on est en droit de s'interroger sur la finalité même de la dissuasion nucléaire aujourd'hui. Son fondement était l'équilibre de la terreur, lorsque, grâce à la menace nucléaire, le «faible» pouvait dissuader le «fort» de s'attaquer à ses intérêts vitaux. Il n'en va plus de même lorsqu'on imagine une dissuasion du «fort au fou»... à supposer que les dictateurs et les terroristes puissent être qualifiés de « fous ».

Envisage-t-on, comme les Américains, une utilisation «en premier» de l'arme nucléaire (frappe «préemptive»), par exemple pour détruire des installations ennemies enterrées ? Quant au coûteux missile à longue portée (6 000 km) M51, il va bien falloir expliquer à quoi on le destine et pourquoi la France prévoit que, d'ici dix ans, elle pourrait avoir à se défendre, seule, contre des ennemis lointains (la Chine peut-être ?). A quoi bon répéter les mots de solidarité européenne et d'Alliance atlantique si l'on envisage sereinement de telles hypothèses ?

Repenser la doctrine

Le monde a changé et il ne sert à rien de s'abriter derrière une nouvelle «ligne Maginot». Les menaces potentielles ne viennent plus de pays ou d'organisations ayant les moyens technologiques de l'URSS. On voit bien dans ces conditions que la doctrine française du nucléaire militaire est à repenser. Il faut redéfinir clairement les objectifs de cette arme, replacer notre concept d'indépendance (on devrait plutôt parler d'autonomie, compte tenu du rôle des technologies et du matériel américains dans le programme français de simulation) dans le cadre de la construction européenne, examiner si une partie des sommes consacrées au nucléaire (de l'ordre de 1 milliard d'euros par an) ne serait pas mieux utilisée. Je pense que l'on pourrait par exemple affecter cette économie au grand programme coordonné d'équipement militaire dont l'Europe a besoin.

Ainsi s'engagerait véritablement la construction d'une défense commune, qui donnerait à l'Europe les moyens d'intervenir et de peser sur la scène internationale. En raison de son histoire, de sa situation géographique et des valeurs qu'elle porte, l'Europe peut en effet contribuer de manière décisive au retour à la paix dans de nombreuses régions du monde actuellement en proie au désordre et à la violence.

C'est dans la réalisation de ce projet que nous pourrons trouver la meilleure garantie d'une sécurité durable et non dans l'attachement irraisonné à des armements conçus pour une autre époque.

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