Nécessaire armée européenne

Paul Quilès
par Paul Quilès, député du Tarn.
Point de vue paru dans les pages " Rebonds " du quotidien Libération daté du mercredi 09 avril 2003


 
Comme toutes les crises, la crise irakienne fait éclater les évidences. Les Européens, qu'ils appartiennent au «camp» de la guerre ou à celui de la paix, font à nouveau l'expérience de leur totale impuissance face à des décisions américaines prises depuis de nombreux mois. La guerre d'Irak démontre aux pays de l'Union européenne qu'ils ne pourront peser sur l'évolution du monde qu'en parvenant à l'unité politique et que leur entente n'aura de valeur que si elle peut se traduire en actes, y compris dans le domaine militaire.

La quasi-totalité des responsables politiques français prêche aujourd'hui, avec parfois la touchante ardeur des nouveaux convertis, la nécessité de l'Europe de la défense. Mais les discours généraux et les incantations ne suffisent plus. Quels que soient les progrès accomplis depuis le sommet franco-britannique de Saint-Malo en 1998, l'urgence demande une démarche plus radicale.

Le désengagement américain

Les Américains ont réduit leur présence sur notre continent de 350 000 hommes à un chiffre aujourd'hui inférieur à 100 000. Leur désengagement est donc une réalité. Le Moyen-Orient et peut-être d'autres régions plus lointaines accaparent leur attention. Si, comme ils en ont le projet, ils occupent l'Irak, ils y resteront pour de nombreuses années.

L'Europe est donc condamnée à assurer elle-même sa propre sécurité. L'Union européenne prend d'ailleurs formellement le relais de l'Otan en Macédoine et s'apprête à le faire bientôt en Bosnie-Herzégovine. Les Américains ne souhaitent pas pour autant relâcher leur contrôle politique sur la défense de l'Europe. Ils attendent des Européens qu'ils s'alignent sur leurs positions et ils ne sont pas prêts à les traiter en véritables alliés, avec qui ils confronteraient leurs vues pour parvenir à une politique commune. Notre division et notre faiblesse militaire les confortent dans cette attitude, dangereuse à terme pour les intérêts de l'Europe et des Etats-Unis eux-mêmes.

L'urgence d'une solution

Cette situation est d'autant plus préoccupante que l'Otan est en crise. Les Européens ne peuvent plus y voir la garantie unique et ultime de leur sécurité. Les modalités de notre relation avec les Etats-Unis, qui reste cependant indispensable, sont indiscutablement à redéfinir. L'élargissement précipite les échéances, car il nous sera encore plus difficile à 25 de lancer un grand projet de défense commune. Les difficultés budgétaires nous imposent aussi de mettre fin dès que possible à la dispersion des financements, des programmes et des forces. Il va bien falloir dénoncer le gaspillage que représentent quinze armées nationales (1,6 million de soldats au total, avec les matériels correspondants), incapables d'assurer ni la sécurité de leur propre pays, ni celle de l'Europe ! C'est avec cette division et cette impuissance qu'il est urgent de rompre.

Comment réagir ?

Nous devons d'abord nous entendre entre Européens sur les objectifs de notre défense. Les « missions de Petersberg », limitées au maintien de la paix, ne suffisent plus. Il nous faut établir ensemble un « livre blanc », qui énonce les principes de la défense européenne et en décline les modalités, en tenant compte en particulier des nouvelles menaces. Depuis l'effondrement de l'URSS, l'histoire a été relativement clémente pour les pays de l'Union. Les crises yougoslaves, auxquelles ils ont d'ailleurs été incapables de répondre seuls, ont été leur seule épreuve. Rien ne nous garantit qu'il en sera toujours de même à l'avenir.

A une doctrine commune doivent répondre des forces, des capacités de renseignements et des systèmes de commandement communs. Seule une véritable armée européenne peut nous assurer, à un coût supportable, le niveau de sécurité dont nous avons besoin. Cette armée doit s'appuyer sur une base industrielle et technologique forte et indépendante. Une agence européenne de l'armement doit veiller à son équipement.

Quels pays participeront à cette entreprise ? Ceux qui le souhaitent, sans exclusive ni interdit. Il faut commencer à quelques-uns, en cherchant à rassembler à terme l'ensemble des Etats-membres, comme on l'a fait pour Schengen et l'euro.

Quels moyens y affecter ? Une hausse de l'effort global de défense des pays est indispensable dans le domaine de la recherche et de l'équipement. Ceux qui dépensent moins doivent rejoindre l'effort que consentent le Royaume-Uni et la France. Pour les y encourager, je réitère ma proposition que notre pays affecte à un fonds européen de modernisation des forces armées une part de l'effort budgétaire, manifestement excessive, qu'il consacre à son armement nucléaire.

Vers une nouvelle Communauté européenne de défense ?

Il y a cinquante ans, la « querelle de la CED » divisait la France. La question était simple mais décisive pour l'avenir : fallait-il former avec l'Allemagne à peine vaincue une armée commune pour faire de l'Europe des six, alors en construction, une puissance politique et militaire ? Bien sûr, ce projet portait la marque de la guerre froide, mais l'Europe avait alors une chance historique d'organiser sa propre défense dans le cadre d'une communauté disposant d'un état-major, de forces armées, d'un budget militaire et de programmes d'armement communs. On sait ce qu'il en est advenu. Après deux ans de tergiversations, le traité instituant la CED a été rejeté en 1954 par l'Assemblée nationale française, les députés gaullistes et communistes mêlant leurs voix avec la majorité de ceux de la droite traditionnelle. Le Parlement refusait ce que le général de Gaulle appelait «l'armée apatride», la «Babel militaire». Mais du même coup, il retirait toute chance de succès au projet de communauté politique européenne. L'objectif direct ne pouvait plus être de réaliser l'union politique. Il fallait préparer les esprits en passant par l'étape du Marché commun.

C'est en 1990 seulement que les gouvernements ont pu, sous l'effet des bouleversements provoqués par la chute du mur de Berlin, reprendre le projet de construction politique de l'Europe, sur la proposition de François Mitterrand et de Helmut Kohl. Aujourd'hui, alors que la Convention européenne peine à formuler des orientations claires pour l'avenir, l'Union étale ses divergences sur la question irakienne. Ce constat ne doit pas nous empêcher de faire preuve de lucidité et de courage.

Les pays européens sont, une nouvelle fois, confrontés à leur destin. Comme il y a cinquante ans, leur choix dépendra, pour une très large part, de celui de la France. Osons donc nous engager dans la voie d'une nouvelle Communauté européenne de défense.

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