Garder la Ve... malgré tout

Michel Rocard

par Michel Rocard, député européen, président de la Commission de la culture, de la jeunesse, de l’éducation, des médias et des sports
Tribune parue dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, n°1982 (jeudi 31 octobre 2002).


 
Elle fut déjà changée onze ou douze fois, je crois, depuis 1958. Mais il s’agissait d’éléments relativement mineurs, sauf lorsqu’en 1962 il fut décidé d’élire le président de la République au suffrage universel. C’est cette disposition qui est en question aujourd’hui.

Dilemme affreux. Un dur souvenir de mes 30 ans est que sur ce point, le seul, je me suis sérieusement disputé avec mon patron, maître et ami Pierre Mendès France. Il était contre, j’étais pour. Je pense maintenant qu’il avait largement raison.

Il est parfaitement désagréable et bien ridicule que seule au monde la France ne puisse participer à aucune rencontre de chefs d’exécutif, régionale ou mondiale, sans exiger deux sièges. Ce sera de plus en plus difficile à obtenir. Beaucoup plus grave en cas d’élections uninominales, la tendance de notre époque, les médias étant tirés par l’opinion elle-même, est de souligner les événements biographiques, la vie privée, les traits physiques, le caractère, la personnalité du conjoint, aux dépens, voire au prix, de la disparition complète de tout élément concernant le professionnalisme, la compétence, l’expérience acquise, l’analyse des actes et réalisations passés. Ce mode de sélection du chef est hyper-dangereux. On en voit déjà les conséquences aux Etats-Unis, les mêmes menacent en France.

Le fonctionnement de l’Etat en est par ailleurs gravement affecté. Non seulement les périodes de cohabitation connaissent une relative inhibition en matière de politique européenne étrangère et militaire, mais surtout en temps normal le partage des tâches entre l’Elysée et Matignon est incertain et fluctuant, la responsabilité du gouvernement devant le Parlement est entachée d’hypocrisie, puisque les décisions les plus lourdes sont présidentielles.

Nous savons tous tout cela, qui est grave. Et nous le savons surtout depuis les deux dernières décennies. La France néanmoins a tant bien que mal supporté ces inconvénients. Elle est économiquement vaillante, elle exporte bien. Et si sa voix dans le concert des nations est faible aujourd’hui, notamment en Europe, cela tient largement au caractère confus et contradictoire des orientations du président actuel, et à l’absence de convictions fortes en matière européenne et internationale de l’actuel Premier ministre et de son prédécesseur, et guère à nos institutions.

Dans ces conditions, faut-il changer ? Je ne le crois pas, malgré tout ce que je viens de dire, et pour des raisons très fortes.

Chaque peuple a ses traditions politiques. Les nôtres sont bavardes, fanatiques, et hyper-constitutionnalisantes. Nous avons usé 13 Constitutions depuis 210 ans. Cela fait sourire le monde entier. Nous aimons débattre de nos institutions beaucoup plus que n’importe quoi d’autre. Nos énergies politiques ont toutes les peines du monde à se concentrer sur l’équilibre de l’assurance-maladie, sur les retraites ou le chômage, et plus encore sur l’Europe. Or cette dernière va entrer dans une crise terrible.
L’élargissement est nécessaire, il vient vite, il représente une fabuleuse chance pour l’avenir. Mais il n’est pas préparé. Il coûtera cher, et provoquera des drames dans le domaine agricole et plus encore dans celui des politiques structurelles. En outre, il faudra donner vie à cette politique étrangère que la Convention va plus ou moins permettre.

Si nous ouvrons maintenant le chantier constitutionnel, les conséquences sont parfaitement prévisibles. Il n’y a pas l’ombre d’un consensus national sur le produit de substitution. Un régime vraiment présidentiel, auquel certains se rallient faute de mieux, est un régime paralytique. Le consensus américain n’est pas exportable. Une centaine de coups d’Etat en Amérique latine ont répondu aux blocages que ces régimes provoquent. La France n’y résisterait pas. Mais nous ne sommes pas assurés pour autant qu’un régime parlementaire classique, analogue à celui de nos voisins, puisse être choisi. On se battra beaucoup, longtemps, et le résultat est absolument imprévisible. C’est un risque énorme.

En outre, notre classe politique est ainsi faite qu’elle y mettra toute son énergie. On sélectionnera candidats, chefs de parti et ministres en fonction de ces choix constitutionnels, et l’on ne s’occupera de rien d’autre. L’Europe pourra péricliter, le chômage prospérer et les finances publiques se détériorer : on ne s’en saisira pas sérieusement et tout sera renvoyé à « l’après-réforme ». La France se remettra - et pour plus d’une année, largement deux, dans une telle incertitude - à contempler son nombril et redeviendra autiste face au reste du monde.

Dans une période aussi mouvante et dangereuse, avec une Europe en crise, les relations de l’Occident avec l’Islam sérieusement menacées pour cause d’Irak et de Moyen-Orient, la multiplicité des difficultés créées par l’unilatéralisme des républicains américains et une crise économique qui n’en finit pas, mettre la France en « vacance du monde » et la centrer sur elle-même pour une ou deux années est une folie dangereuse, peut-être même catastrophique.

Le passé a un prix. Il faut bien le payer, et traiter les problèmes là où ils sont : dans le monde entier et pas seulement chez nous.

© Copyright Le Nouvel Observateur



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