Voter
la tête à l´endroit

Michel Rocard
par Michel Rocard
ancien premier ministre
député européen (PS)
Raymond Barre
et Raymond Barre
ancien premier ministre
député (app. UDF) du Rhône
maire de Lyon.


 Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du samedi 18 novembre 2000

 
Trois professeurs de droit public, dont Georges Vedel, le plus sage de tous, ont récemment appelé, ici même (Le Monde du 5 octobre) à ne pas « voter la tête à l´envers », en élisant les députés d´abord et le président ensuite, en 2002. Ils ont exprimé ainsi ce que leur dictait l´analyse éclairée qu´ils font de nos institutions.

Anciens premiers ministres l´un et l´autre, issus des deux camps opposés, notre expérience nous conduit à la même conclusion : l´ordre actuel des élections prévues pour 2002, qui ne résulte que d´un hasard malencontreux, est absurde et périlleux.  Absurde dès le second tour du premier scrutin. Qui dirigera le pays dans les deux mois séparant de la présidentielle ? Au soir des législatives, il faudra soit que Lionel Jospin demeure en fonctions, même s´il a été défait, soit que le chef de l´Etat lui nomme un successeur alors que lui-même sera à la veille de la fin de son propre mandat.

Et si le leader du camp perdant décide, comme il serait compréhensible, de ne pas être candidat à la présidentielle, qui pourra le remplacer dans un délai si court ? Et qui seront les députés qui parraineront les candidats, ceux élus en 1997 ou ceux élus en 2002 ? Les uns auront le temps, mais plus vraiment la légitimité, les autres auront la légitimité, mais pas vraiment le temps, puisque le délai de dépôt des candidatures à l´élection présidentielle expirera sans doute quarante-huit heures seulement après le second tour des législatives. Et l´on pourrait ainsi multiplier les interrogations que ne manquera pas de soulever ce déroulement saugrenu.

S´il est absurde sur le moment, il est aussi, plus grave, très périlleux à court ou moyen terme. Le premier de nous deux, dans l´ordre chronologique, a bien connu cette situation dans laquelle une majorité élue, en 1973, avant le président de la République (1974), s´est divisée dès 1976 au point d´exiger du gouvernement un effort de tous les instants pour simplement faire triompher l´évidence, sans même parler de réformes nécessaires que ces querelles ont entravées. Au contraire, le second, toujours dans l´ordre chronologique, a bénéficié du soutien d´une majorité qui, pour n´être que relative et parfois réticente, a toujours été loyale, sinon par attachement au chef du gouvernement, du moins par solidarité avec le président de la République élu aussitôt avant elle.

Indépendamment des mérites des politiques que nous avons menées l´un et l´autre, et des critiques que chacun est en droit de leur adresser, force est de constater objectivement que la qualité du soutien parlementaire l´emporte sur sa quantité. En d´autres termes, l´on gouverne moins difficilement avec une majorité relative mais qui est solidaire, qu´avec une majorité absolue qui se divise dans la poursuite des intérêts égoïstes de chacune de ses composantes. Alain Juppé comme, en son temps, Michel Debré lui-même ne nous contrediraient certainement pas.

Or l´unique référence - parfois encombrante mais ô combien utile ! - qui maintient une majorité dans la loyauté et la responsabilité, c´est celle qui s´est forgée dans l´élection présidentielle, suivie par les législatives. C´est cela qui fait toute la différence, presque la seule en vérité, entre la Ve République et la IIIe. Elle aussi, déjà, élisait ses députés comme nous le faisons, dégageait des majorités souvent claires. Mais, faute du ciment qu´a apporté le second tour de l´élection présidentielle, ces majorités se délitaient très vite, ruinant toute stabilité gouvernementale et toute capacité à exercer une volonté.

Instruits par ces expériences, celle d´avant-guerre comme celle des quarante ans écoulés, nous ne pouvons nous résigner à voir notre pays promis à la paralysie qui, n´en doutons pas, se produira aux premières difficultés que rencontrera le camp vainqueur, quel qu´il soit. C´est pourquoi nous aussi pensons qu´il est urgent de remettre le calendrier à l´endroit. Il ne s´agira nullement de changer les règles du jeu, mais au contraire de les rétablir, puisque c´est l´effet inaperçu d´une dissolution inopportune qui, seul, les a bouleversées. Il ne s´agira pas davantage d´un arrangement entre politiques, contre les citoyens, puisque, au contraire, c´est bien aux Français qu´il faut permettre d´exercer un choix clair, quel que soit le sens dans lequel ils voudront l´exercer.

Il va de soi qu´il ne s´agira pas non plus de privilégier une coalition sur l´autre, non seulement parce que nos deux préférences ne vont pas à la même, mais surtout parce que l´ordre retenu n´est pas l´affaire d´un camp, ou d´un candidat, contre l´autre, mais plutôt celle d´une logique institutionnelle éprouvée plutôt que d´un scénario aventureux. Nos concitoyens le comprendront aisément et l´approuveront, si l´on veut bien prendre la peine de le leur expliquer. Nos institutions ont déjà beaucoup souffert, pour toutes sortes de raisons, dans les années récentes. Ne leur infligeons pas cette épreuve supplémentaire consistant à leur inoculer, en toute connaissance de cause, par la conjugaison du hasard et des mauvais calculs, le poison d´une division inévitable, durable, paralysante tôt ou tard.

C´est pour l´éviter qu´il faut agir. Il est nécessaire que le Parlement en débatte. L´on peut comprendre que les principaux protagonistes hésitent à prendre l´initiative, de peur d´être suspectés d´arrière-pensées. Mais nous, que nos positions plus éloignées mettent à l´abri d´un tel soupçon, pouvons avancer. C´est pourquoi celui de nous deux qui, siégeant à l´Assemblée nationale, a le pouvoir de le faire, déposera une proposition de loi organique en ce sens, que l´autre signataire de ces lignes approuve et soutient pleinement.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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