Le non serait catastrophique


Entretien avec Michel Rocard, député européen, paru dans Le Parisien daté du 3 octobre 2004.
Propos recueillis par Bernard Mazières


 

En se faisant le champion du non au traité, Laurent Fabius lance-t-il à un débat utile ?
Je ne le pense pas. D'ailleurs, il ne lance pas le débat puisqu'il a été le dernier à prendre position. En tout cas, si le non l'emporte au PS, il est assez probable qu'il l'emportera en France. Avant d'être catastrophique pour les socialistes, qui démentiront ainsi Jaurès, Blum et Mitterrand - ce n'est pas rien ! -, ce sera très dangereux pour notre pays. La France renoncera à une fonction historique semi-séculaire de leader européen. Elle sera affaiblie et isolée. Il y aura un traumatisme. Et, surtout, cela marquera la première victoire des forces de désagrégation qui s'opposent à la construction européenne. On joue avec le feu.

Quelles sont ces forces ?
Les forces capitalistes, d'abord et surtout. Je pense avant tout aux Américains. Elles ne veulent pas d'un système capable de produire de la régulation mondiale publique et n'ont qu'un mot à la bouche : le marché. L'Europe leur sert de bouc émissaire. Les souverainistes, ensuite. Ils s'imaginent que nos pays, à leur taille de puissance, peuvent résister à des ensembles comme les Etats-Unis ou la Chine. C'est stupide.

Au-delà du souci européen, n'y a-t-il pas des arrière-pensées politiques ?
Il y en a toujours. Mais ce n'est pas le plus grave. Le plus grave et le plus malsain dans cette affaire, c'est de faire croire qu'en brisant la dynamique européenne en disant non, on aurait une chance d'améliorer les choses, de rendre l'Europe plus sociale, de stopper les délocalisations et le chômage. C'est faux et archifaux. L'inverse se produirait. J'en veux beaucoup à ceux qui vendent l'argument selon lequel il faut provoquer la crise pour avoir un avenir meilleur. S'ils triomphent, la France, je le répète, sera isolée. On le paiera aussi économiquement.

Refuser une Europe trop libérale et pas assez sociale, ce n'est pourtant pas illégitime ?
C'est du baratin. Il n'y a pas de solution alternative. L'espoir de démolir cette Europe-là pour la remplacer par une autre est un espoir nul. Mais nous sommes pour le moment minoritaires.

Si le non l'emporte, faudra-t-il un congrès au PS ?
Quelle que soit la réponse, il faudra une procédure redéfinissant notre avenir en commun. Jacques Chirac veut un référendum pour l'entrée de la Turquie dans l'Union... On est là en train de nous amuser : le problème, il est pour dans dix ans ! Cela dit, Chirac a raison de vouloir consulter les Français. La Turquie, c'est un gros morceau ! Cela va changer la nature de l'Europe.

Vous êtes contre cette adhésion ?
Au contraire. Pour moi, l'entrée de la Turquie est une assurance vie pour l'Union. Dire non à ce grand pays musulman laïcisé, stable et puissant, c'est prendre le risque de le rejeter vers un extrémisme dangereux. J'ajoute que la Turquie, par son influence régionale, peut ouvrir d'immenses perspectives économiques, notamment en matière pétrolière. Les républiques pétrolières caucasiennes ne parlent-elles pas turc ?

La guerre en Irak est au cœur de la présidentielle américaine. « Une erreur colossale », selon le démocrate John Kerry...
Ici, on le dit depuis longtemps. Heureusement, maintenant, il y a un candidat américain à la présidentielle qui l'affirme ! Mais ne nous fabriquons pas à l'avance des déceptions en rêvant trop : Kerry, élu, ne retirera pas dans l'immédiat les troupes occidentales d'Irak, ce serait criminel étant donné l'état du pays.

Kerry ou Bush, cela ne changerait pas grand-chose...
Je n'ai pas dit cela. Dès la présidence Bush, les Américains ont bloqué ou dénoncé sept ou huit grands traités ou négociations dans le monde. Avec Kerry à la Maison-Blanche, on peut espérer que l'hégémonisme américain sera moins arrogant et que la règle du jeu sera plus équilibrée.

Enfin, la confusion semble régner pour la libération des deux otages français...
Les francs-tireurs qui, pour se faire valoir, font n'importe quoi sont des irresponsables. Dans ce type d'affaire, la discrétion devrait être la règl.

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