De l'Europe, du socialisme
et de la dignité


Point de vue signé par Michel Rocard, député européen, ancien premier ministre, paru dans le quotidien Le Monde daté du 22 septembre 2004


 

Né voici un siècle et demi, le socialisme a toujours été tout à la fois un mouvement de combat et un effort théorique pour construire une société moins injuste et plus humaine. Il a massivement contribué à l'amélioration des salaires et des conditions de travail et à l'émergence de la Sécurité sociale.

C'est un bilan important. Mais la tragique dérive par l'économie intégralement administrée et le totalitarisme a conduit à l'échec final et à la disparition déshonorante du seul projet alternatif conséquent au capitalisme.

Les forces capitalistes ont gagné cette manche d'un siècle, stratégiquement et économiquement, en réussissant en plus à faire passer ce message dans toutes les opinions que le capitalisme, ce serait la liberté.

Cet increvable capitalisme, que l'on croyait affaibli et menacé après la grande crise de 1929-1932 et la seconde guerre mondiale, s'est pleinement rétabli dès les années 1950 et n'a cessé depuis de renforcer son emprise sur le monde.

Au point qu'il n'y a plus de projet alternatif crédible, que les désaccords sont profonds et paralysants sur les éventuelles corrections ou inflexions souhaitables ou possibles, que la désespérance s'est emparée du mouvement social-démocrate et plus largement des forces de progrès. Au final, personne n'y comprend plus rien. Nos grands débats actuels, sur la mondialisation et sur l'Europe sont à l'évidence marqués d'ignorance, de confusion, d'hypocrisie, de stratégies personnelles, et d'une absence complète de vision longue.

Depuis le rétablissement du capitalisme après la guerre, pas loin de soixante ans maintenant, trois événements majeurs se sont produits, indépendamment les uns des autres ou presque, et qu'il importe profondément de distinguer si l'on tient à savoir ce qui se passe et où l'on va. Je ne retiens pas ici le quatrième événement majeur, l'émergence du terrorisme mondial, trop récent et pas de taille pour peser vraiment sur le cours des choses, sinon l'aggraver.

Le premier relève de la technologie. L'accélération vertigineuse des vitesses, dans les transports de biens, de personnes et d'information, dans l'analyse, le traitement et le calcul des données, et dans l'acte de production a réduit les dimensions du monde, rendu interdépendantes toutes nos nations et provoqué par nécessité l'ouverture des frontières à tout ce qui bouge sauf les hommes : produits, capitaux, services, idées, modes, vêtements et musiques. La pollution, les épidémies et la criminalité n'avaient naturellement pas attendu. Cette évolution découle purement de la technique et se serait produite dans n'importe quel système d'organisation sociale nationale ou internationale. L'expression " village planétaire " en décrit bien le résultat.

Le deuxième événement, totalement étranger au premier, aurait pu se produire quelques décennies ou même siècles plus tôt, mais il est survenu dans la seconde moitié du XXème. C'est le fait que quelques pays d'Europe ont décidé de se lier par des liens institutionnels de nature à rendre la guerre impossible entre eux. L'objet est la paix, le moyen est l'organisation et l'approfondissement de l'interdépendance économique. L'un des résultats est la mise en place d'un marché de très grande dimension permettant aux entreprises de la zone d'acquérir la taille mondiale.

L'Europe institutionnelle s'est construite sans référence à aucun projet de société, sinon l'élément fondamental mais partiel d'y préserver la liberté d'entreprise et les droits de l'homme. Il n'y a pas eu d'accord sur l'intention ou le besoin d'en adopter un, pas plus que sur la définition de ce qu'il pourrait être, ni à l'origine ni maintenant. Les forces conservatrices, en gros dominantes pendant toute la période, ont maintenu en Europe un capitalisme classique comme elles ont su le maintenir dans chacun des Etats membres, à quelques avancées sociales significatives près, notamment en France. Ces mêmes forces ont de manière constante réussi à empêcher l'émergence d'une identité politique européenne et d'une capacité européenne significative à mettre en œuvre une politique étrangère et une politique de sécurité communes.

Le projet social-démocrate a toujours été et demeure de pousser au renforcement de cet ensemble institutionnel tout en définissant - c'est loin d'être encore fait - un projet spécifique pour l'Europe, afin qu'une majorité de gauche puisse enfin y entreprendre un jour l'édification d'une société solidaire en économie de marché, d'en définir l'identité, d'en assurer le rayonnement, et de mettre en œuvre l'indispensable politique étrangère nécessaire pour contribuer à la paix dans le monde, limiter ou contrebalancer l'hégémonie américaine, et promouvoir activement une vraie solidarité mondiale. Avec l'Europe intégrée comme elle l'est, et l'euro, on est à peine à la moitié de ce chemin historique.

Le projet actuel de Constitution consolide ce qui est acquis, simplifie les procédures, incorpore enfin la charte des droits dans le dispositif constitutionnel et donc judiciaire. Il maintient la paralysie en politique étrangère et rappelle que l'Union européenne est fondée sur la libre entreprise. Il fournit aussi la base juridique nécessaire pour ouvrir demain le débat sur une définition plus ambitieuse des services publics, l'ampleur minimale de la protection sociale et les conditions de protection et de promotion de la diversité culturelle. Ce qu'il interdit - une politique étrangère décidée à la majorité, une extension des procédures communautaires à tout le champ social - l'était déjà sous les traités précédents.

Ce texte assurément insuffisant ne comporte que des avancées, mais aucun recul. Le nom qu'il porte, " Constitution ", ne change rien au fait qu'en procédure, sinon par le contenu, c'est un traité classique. Il sera difficile à modifier, certes, mais comme les autres et pas plus.

Quant à la formule selon laquelle ce texte " sacraliserait le libéralisme en l'écrivant dans le marbre ", elle n'a aucun rapport avec la réalité du texte écrit. Une majorité de gauche ayant un projet cohérent pourrait déjà orienter très différemment les politiques européennes dans le cadre de cette Constitution.

Telle qu'elle est, l'UE paraît déjà beaucoup trop intégrée et puissante aux yeux de certains. Des forces de désagrégation sont à l'œuvre, puissantes dans quelques pays membres, et surtout à l'extérieur ; l'administration américaine actuelle est la première depuis l'origine à afficher ouvertement son souhait de voir l'Europe affaiblie : l'existence de l'euro lui a interdit toute contre-attaque financière contre la France ou l'Allemagne à propos de l'Irak.

Or, compétente uniquement pour les affaires de production, de travail et d'argent, mais pas pour traiter de la souffrance du monde, guerres, famines, sous-développement, l'Europe n'émeut ni n'enthousiasme. Elle n'en est que plus fragile.

Le troisième événement majeur de la fin du XXème siècle n'a aucun rapport avec les deux premiers, mais il les colore et les affecte gravement. C'est un changement massif et mondial dans les règles de fonctionnement du capitalisme. C'est lui qui donne son caractère incontrôlable et dangereux à la mondialisation provoquée par l'évolution des techniques.

Le capitalisme est un système terriblement efficace, mais socialement cruel et gravement instable. C'est même cette instabilité qui a failli tout emporter par la crise et la guerre.

Après la guerre, le capitalisme restauré a connu trente ans de croissance régulière dans une stabilité surprenante et un progrès social constant. Cela tient à ce que l'on y respectait trois grandes régulations affectant tous les pays développés. Celle de Keynes : servez-vous donc des finances publiques pour amortir les oscillations du système au lieu de respecter des équilibres formels. Celle de Beveridge : faites une bonne protection sociale : non seulement ce sera plus humain, mais cela stabilisera le système par un niveau de demande sociale donc de consommation incompressible, donc résistant à toute crise. Et celle d'Henry Ford : payez de hauts salaires si vous voulez que les gens consomment. Ce furent les " trente glorieuses ", plus d'un quart de siècle de croissance à peu près linéaire.

C'est alors que se produisit un événement intellectuel inouï. Un groupe de professeurs de Chicago, conduits par Milton Friedman, élabora une nouvelle doctrine qui disait en gros : Nous vivons une phase extraordinaire de l'histoire du monde. Après des millénaires de pauvreté, il devient riche. Cela tient à ce que nous avons inventé un moteur efficace, le capitalisme et la libre entreprise et un carburant surpuissant, le profit. Et si l'on faisait encore plus de profit, le système serait encore plus performant. Débarrassons-nous des impôts, des entraves au marché que sont les services publics et la Sécurité sociale, et des multiples règles qui limitent le profit cumulable par les entreprises. Quelle que soit l'activité en cause, l'équilibre atteint par le marché est le meilleur possible et toute intervention publique ne peut que le détériorer.

Cette philosophie simpliste et erronée, qui prône l'âpreté au gain, la baisse des impôts et la diminution de l'influence de l'Etat, conquit l'adhésion des puissants de l'économie et de la finance en un temps record. Forces politiques et électeurs, puis gouvernements et institutions internationales s'y rallièrent en masse en Amérique du Nord, au Japon, en Europe, chez les dragons asiatiques.

Trente ans après, les trois grandes régulations ont disparu, les riches se sont enrichis, les inégalités se sont énormément aggravées tant entre le Nord et le Sud qu'à l'intérieur de tous nos pays, la pauvreté de masse a fait sa réapparition dans les pays développés, la protection sociale s'érode partout, les services publics sont menacés, le système est redevenu instable et a enregistré six crises financières majeures depuis quinze ans, jusqu'à présent contenues dans leur cadre régional, l'épuisement des ressources et la pollution continuent à tout va puisqu'on refuse les règles qui les endigueraient. L'humanité va dans le mur.

L'Europe et ses institutions ne sont pour rien dans cette évolution catastrophique qu'elles n'ont pas inventée mais qu'elles subissent. Là est la clé de compréhension de nos drames actuels.

Ce sont des forces politiques définies et enracinées comme nationales qui ont imposé ces nouvelles règles du jeu à cruauté sociale aggravée dans tous nos pays comme en Europe.

L'Europe s'est initialement fondée sur la liberté des échanges et l'ouverture au monde, ce qui n'avait que des avantages au temps où jouaient encore les trois grandes régulations. Mais il est impossible de revenir en arrière sur ces points maintenant qu'elles ne jouent plus. Du coup, l'Europe subit de plein fouet les conséquences de ces nouvelles règles du jeu, d'autant plus que la volonté des forces politiques dominantes n'est assurément pas d'y résister.

De ce fait, partout en Europe et notamment en France, la part des salaires dans le PIB baisse et les salaires stagnent ou augmentent trop lentement, la protection sociale diminue et le chômage demeure beaucoup trop élevé, aggravé qu'il est en France par la démographie, à quoi nous ne pouvons rien non plus, et par les insuffisances de la formation professionnelle, seul facteur sur lequel la France pourrait, chez elle, améliorer un peu les choses.

Le caractère plus humain du capitalisme européen continental est en train de disparaître au profit du capitalisme beaucoup plus brutal des Anglo-Saxons.

Tel est l'implacable enchaînement des faits. Il interdit de proposer des arguments et des positions à l'évidence irréalistes ou intenables. Les conséquences en sont fortes et nombreuses.

1. - Dans l'état actuel de l'économie mondiale, plus aucun pays isolé, et même pas totalement les Etats-Unis ou la Chine, ne peut efficacement contrecarrer les évolutions qu'il subit. La dimension continentale est la première des conditions d'efficacité. Le souverainisme n'a pas d'avenir. Pis, il est une démission devant l'ampleur du combat.

2. - Dans l'état actuel des forces politiques et des prises de conscience, l'espoir de pouvoir négocier une nouvelle Constitution meilleure est nul. L'argument " votons non pour ouvrir la crise et on renégociera mieux " est vide de toute réalité, et par conséquent hypocrite.

3. - Au cas de victoire du non en France, il n'existe aucune force ou coalition de forces prêtes à reprendre les négociations dans l'intention de renforcer le combat pour intensifier la lutte contre le capitalisme dans ces conditions.

Ce serait donc l'arrêt de la dynamique européenne, la première victoire de forces antieuropéennes qui craignent le potentiel futur de résistance au système que comporterait une Europe politiquement mieux intégrée, et de ce fait le début de la désintégration. L'argument majeur des soi-disant européens qui prônent le non est donc à l'évidence mensonger.

4. - Il n'y a pas d'autre choix que de maintenir la perspective d'une Europe se renforçant progressivement et dans une décennie ou deux assez structurée juridiquement et puissante politiquement pour qu'enfin une majorité de gauche puisse y entreprendre une sérieuse inflexion du capitalisme vers une société solidaire.

5. - Les travailleurs de France souffrent profondément de cette situation, nous le savons tous et n'y pouvons pas grand-chose à court terme. Seule l'explication attentive et le rappel de la perspective à long terme peuvent répondre à cette angoisse. Il est indigne de les caresser dans le sens du poil en les emmenant dans une impasse car la victoire du non ouvrirait une crise qui affaiblirait aussi l'économie, donc la croissance et l'emploi.

6. - La comparaison des attitudes est toujours significative. Voter oui nous fait voter comme Chirac et Bayrou. Vouloir, pour éviter cette compromission, voter comme Pasqua et Le Pen, comme nos partenaires communistes qui, pour être de gauche, n'ont pas vraiment depuis soixante ans et Staline compris fait montre d'une grande perspicacité politique, et surtout voter comme Bush le souhaite, ce qui est le plus grave et le plus dangereux. Est-ce raisonnable ? Est-ce juste ?

7. - Dans son siècle d'histoire, le Parti socialiste a connu quelques cas d'affrontement irréductible entre des positions inconciliables entre la politique majoritaire et les convictions minoritaires :
     refus de se constituer en Parti communiste (1918-1919),
     refus de la non-intervention en Espagne (1936),
     volonté d'imposer l'Union de la gauche contre Guy Mollet (1947-1968),
     refus des guerres coloniales (1956-1962),
     opposition aux orientations économiques du Programme commun et du candidat Mitterrand (1976-1981).
Dans tous ces cas, les positions des minoritaires de chaque époque étaient cohérentes, réalistes, et parfaitement traduisibles en actes gouvernementaux. Ce n'est pas le cas cette fois-ci, et c'est une tragique grande première. Il n'y a pas de perspective d'une amélioration de la Constitution à la suite d'une crise. Il n'y a pas de perspective d'une amélioration de la situation des travailleurs de France en cas de chaos européen. Il faut même craindre le contraire. Nous sommes en pleine hypocrisie.

C'est la raison pour laquelle je crains qu'au cas d'une victoire du non, victoire qui n'emporterait pas le respect, des dizaines de milliers de militants nous quittent, même si personne dans la direction, comme ce sera mon cas, ne les y invite. Nous serions en outre durablement et profondément coupés de tous nos partis frères européens, ce qui précisément interdirait la stratégie de rebondissement espérée par les protagonistes du non.

On honore la politique et la démocratie en respectant ses adversaires. Je l'ai longtemps fait. Je ne le peux plus. Je respecte les souverainistes, mais je ne respecte pas les défenseurs du non qui se prétendent pro-européens. Mais ces enjeux sont trop forts, le PS trop soucieux de rester fidèle à l'idéal européen de Jaurès, Blum, Mitterrand et Delors, la France trop chargée de responsabilité pour que cette faute soit commise.

Nous maintiendrons, c'est sûr.
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