« Un même combat
contre la sauvagerie sociale »

La leçon de Tony Blair, le clivage Nord-Sud en Europe; les handicaps des Français...
Michel Rocard, Premier ministre de 1988 à 1991, ancien premier secrétaire du Parti socialiste, aujourd'hui sénateur PS des Yvelines, analyse la social-démocratie en Europe.

Interview accordé au quotidien Libération, parue 14 mai 1997.
Propos recueillis par Pierre Haski et Jean-Michel Helvig


 

La victoire de Tony Blair au Royaume-Uni sur un programme intégrant les acquis de dix-huit ans d'ultralibéralisme ne pose-t-elle pas de questions aux autres dirigeants socialistes d'Europe ?
Si bien sûr, mais personne n'a fait une lecture complète de son programme. La célébrité de Blair est bâtie sur le fait que l'aspect économique est relativement peu ambitieux, et intègre dix-huit ans de thatchérisme. Mais il intègre aussi la difficulté d'en changer, compte tenu de l'extraordinaire dépendance de la Grande-Bretagne, à la volatilité financière internationale et à l'internationalisation de l'économie. Mais on a oublié qu'il y avait une compensation avec un programme de réformes démocratiques: la prise en charge des problèmes de dignité de l'homme, de fonctionnement de la démocratie, et de restauration du lien social de proximité.

N'y a-t-il pas divergence entre vous sur le rôle de l'Etat ?
En instantané, chacun des partis sociaux-démocrates d'Europe a sur le poids relatif de l'Etat chez lui des visions en effet fortement différentes. Nous sommes parmi ceux qui veulent encore que les outils de régulation publique demeurent plus puissants et efficaces qu'ils ne le sont. Mais l'important n'est pas là: l'enjeu est le rôle même de l'Etat, c'est un combat philosophique contre la disparition de la règle, contre l'acceptation de plus de sauvagerie sociale comme prix de la compétitivité. Si vous mettez les choses en perspective, vous cueillez tous les sociaux-démocrates sur la même pente. En instantané, ils ne sont pas au même stade, mais la perspective est convergente. Nous avons peut-être des désaccords sur la manière dont l'Etat doit réguler, nous n'en avons pas sur le fait qu'il doit réguler.

La vraie question est de savoir si nous arriverons à faire la synthèse des différents modèles existants avant que le capitalisme anglo-saxon, par commandement financier, nous ait complètement démoli notre système de protection sociale et de partenariat social. L'Allemagne, avec les sociaux-démocrates au pouvoir, mais même avec les chrétiens-démocrates qui ont une vraie tripe sociale, n'est pas un adversaire dans la recherche de la restauration de la fonction régulatrice de la puissance publique. Qu'on le veuille ou non, Blair a aussi cela dans la tête, même si c'est à un niveau de modestie économique bien plus grand que celui que nous acceptons.

Où classez-vous les ex-communistes comme les Italiens du PDS, désormais membres de l'Internationale socialiste ?
Le PDS était un parti d'un million et demi de membres qui en a perdu 400 000 dans sa transformation. Et tous les enragés du nationalisme, du commandement chez soi, de l'économie dirigée, de l'anti-européanisme, l'ont quitté. Le résultat est que les 850 000 membres qui restent sont unanimes sur une ligne plus proche de celle de Tony Blair que de celle de l'actuel parti français. C'est étonnant, mais c'est leur histoire. C'est aussi une preuve de lucidité.

N'y a-t-il pas un autre clivage, entre les partis, surtout au Nord, encore liés aux syndicats, et ceux, surtout au Sud, où cette tradition est inexistante ou très distendue ?
Tout à fait. En tendance, il y a un affaiblissement du syndicalisme dans le monde entier, mais il y a deux réalités différentes. La social-démocratie d'Europe du Nord et du Centre est faite de très grands partis, uniques chez eux à gauche, qui avaient une relation préférentielle avec le mouvement syndical, lui aussi unique. La relation organique peut s'affaiblir, ce sont toujours les mêmes hommes. La droite française a souvent reproché aux syndicats français d'être trop politisés: c'est une folie, ils sont les plus dépolitisés d'Europe! C'est pour ça qu'ils ont une propension à l'anarcho-syndicalisme et à l'irresponsabilité bien plus rapide qu'ailleurs. De l'autre côté, vous avez une pensée plus étatique, où la relation avec le syndicat est plus délicate. Le cas absurde étant la France, où le divorce est à l'origine. Le parti français naît en 1905, et la CGT, à l'époque syndicat unique puissant, fait son congrès d'Amiens en 1906 en adoptant une charte qui est une déclaration de guerre aux politiques.

Est-ce la raison pour laquelle le parti français est le plus faible numériquement d'Europe ?
Largement oui. Le parti français est le grand malade de l'Internationale depuis le début du siècle. Il a deux handicaps à l'origine, et quatre catastrophes. Les deux handicaps :
1) on l'a vu, l'arrogance à l'égard des syndicats, d'où la rupture;
2) la France est le seul cas en Europe où la naissance un peu tardive - les grands partis sociaux-démocrates sont tous de 1880-90, nous c'est 1905... - fait que ses premiers cadres ne sont pas, parce que c'était déjà fait, des militants du combat démocratique. Le suffrage universel, le droit syndical, la liberté de la presse et d'association, etc., les futurs fondateurs des partis sociaux-démocrates sont les premiers au combat, notamment en Suède, en Allemagne, en Angleterre... Partout sauf en France, la social-démocratie a marché sur deux pieds: d'un côté les droits et les libertés, de l'autre le social. En 1905, le travail est fait: cas unique en Europe, les premiers dirigeants socialistes n'ont pas le lustre et la légitimité qui s'attachent à un grand combat démocratique. Ils n'auront que celui du combat social, qui est plus limitatif.

De surcroît, nous sommes un parti qui meurt quatre fois. Il naît en 1905; en 1920 la majorité part créer le parti communiste. On repart à zéro. On reconstruit, tout ça pour finir en 1940 avec les 4/5e du groupe parlementaire qui votent les pleins pouvoirs à Pétain! Première décision du parti qui se reconstruit en 1945: refus de réintégrer ceux qui ont collaboré, dont dix mille élus locaux... C'est la deuxième mort. Même dans la social-démocratie allemande, ils ont gardé le flambeau! On repart en 1945, pour terminer dans la torture en Algérie et l'envoi du contingent. Troisième ... coma prolongé! Qui nous réduit à 60 000 membres, tous vieux, tous fonctionnaires, plus un cadre, plus un intello! Quatrième renaissance: l'électrochoc Mitterrand, tout ça pour terminer dans la lourde sanction de 1993, où nous perdons plus des 4/5e de notre groupe parlementaire. C'est-à-dire un art consommé pour la conquête du pouvoir mais plus discutable à bien des égards pour son exercice.

Qu'appelez-vous la quatrième catastrophe ? Les «affaires» ?
Les «affaires», c'est le deuxième septennat. La grande faute du premier, c'est la «théorie de la parenthèse».On peut toujours expliquer les choses aux gens, mais on ne peut pas leur mentir. C'était une idée déraisonnable, mais elle n'était pas cynique, car tant Mitterrand que Mauroy pensaient vraiment qu'en deux ans on aurait assaini et qu'on pourrait recommencer à piloter la croissance à coups de dépense publique... Ils n'avaient pas intégré l'économie moderne. On peut survivre à une cure d'austérité expliquée, mais il faut en donner les raisons détaillées, la prendre en charge. C'est sur la «théorie de la parenthèse» que se fait le décrochage de l'opinion.

Comment expliquez-vous que le parti socialiste espagnol, qui a connu les «affaires» et l'usure, s'en soit bien mieux sorti après quatorze ans au pouvoir ?
Avant même d'arriver au pouvoir, ils avaient réglé le problème des limites de ce qu'on pouvait faire sur le plan économique. Nous pas, Mitterrand m'a vaincu sur ce point en 1977. Les Suédois l'ont fait dès 1932! Ensuite vous avez les Allemands en 1959, à Bad Godesberg, avec le programme de l'«économie sociale de marché». Puis les Espagnols en 1979, quand Felipe Gonzalez impose à son parti un programme adapté à une économie moderne, en disant: «nous ne ferons pas comme les Français»! La purge que nous avons dû assumer en 1983 sans l'expliquer parce qu'on n'avait rien annoncé aux gens, ils l'avaient annoncée avant d'arriver au pouvoir. Et puis dans les «affaires» espagnoles, s'il y a au moins un intègre, c'est le «patron». Ça aide! Après vous avez le paquet de tous ceux qui ont traîné, le parti portugais, le parti français... C'est clair, les partis socialistes les moins légitimes sont ceux qui ont été les moins visibles dans l'abandon des dogmes de l'économie administrée. Et il ne faut pas seulement une écriture théorique claire à laquelle nous sommes enfin presque arrivés, il faut aussi une puissance médiatique du moment où ça se passe. Sinon on vous renvoie toujours l'image de l'économie administrée. C'est ce qui nous arrive, alors que notre programme est parfaitement tenable et marque un vrai progrès historique. De ce point de vue, le congrès le plus important, celui où l'idée que c'est l'Etat qui change la société est remplacée par l'idée du compromis social, c'est celui de Valence. Mais Valence a été occulté par une petite phrase sur les têtes qui doivent tomber...

Dans l'opinion française, il n'y a toujours pas de «new PS» ?...
Il y a quand même eu la campagne présidentielle de Jospin qui l'était tout à fait, d'où son grand écho. Mais pour des législatives, il est un peu plus enserré dans les traditions et routines du parti.

Vous avez un «geste» à lui proposer ?
Il n'est plus temps de le faire pour la présente campagne. Si on la gagne et qu'on revient au pouvoir, le geste est d'attaquer le chômage dans des conditions marchandes. L'apparence sera bien que ce n'est pas de l'économie dirigée simple. Si nous sommes renvoyés dans l'opposition, il faudra repenser et il y a des idées. En effet, Tony Blair donne du matériel...

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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