Le besoin d'Europe nous vient aussi de l'extérieur


Contribution au Congrès de Grenoble de novembre 2000,
présentée par Michel Rocard.
Michel Rocard


 
Le débat sur la construction européenne est reparti. Je ne sais s'il faut en remercier les souverainistes, dont les outrances ont enfin montré leurs limites, ou l'inattendu Joschka Fisher, briseur de langue de bois alors que ses fonctions l'y cantonnaient plus que d'autres ? Je ne sais. Mais merci à tous : l'Europe est redevenue un sujet de débat.

Et cependant le contenu de ce débat me paraît bien insuffisant. Une fois de plus nous sommes trop centrés sur nous-mêmes, attachés à régler d'abord nos problèmes de pays nantis et paisibles. La fascination pour les procédures qui nourrit ce débat, si elle est fort compréhensible et répond à une indiscutable nécessité, n'en risque pas moins de lasser nos opinions publiques, plus soucieuses de la réalité des décisions qui se prennent que des procédures utilisées et du temps mis pour les prendre. Ce que veulent nos concitoyens, c'est de la sécurité, des emplois, une croissance forte, de bons services publics et pas trop d'impôts. La manière d'y parvenir est l'affaire des politiques.

Il est vrai que l'Europe, ne va pas bien et que la paralysie menace. Il est vrai que l'Europe a besoin d'une Constitution. Il est vrai qu'en l'absence de Constitution, l'opacité des règles, l'extrême difficulté à décider, et l'absence totale de l'Europe sur le champ diplomatique et militaire entravent la consolidation de l'édifice, affectent même la crédibilité de sa monnaie l'Euro, et l'empêchent de prendre toute sa place dans le monde.

Notre aventure européenne engage un triple pari : une réconciliation complète entre des peuples voisins qui se sont beaucoup guerroyés, la mise en place d'un système institutionnel capable d'orienter et de réguler un ensemble économique et financier à la taille du monde de demain, celui des géants, et enfin la préservation et le développement d'une société à haute protection sociale, unique au monde à ce titre.

Il faut maintenant être lucides. Au point où nous en sommes, et l'Euro assurant pour l'essentiel l'irréversibilité de l'entreprise, l'intérêt principal de la construction européenne est bien davantage de faire bénéficier le reste du monde d'une expérience aussi exemplaire et historiquement aussi singulière, que d'en parachever le perfectionnement au service de citoyens qui bénéficient déjà de ses avantages majeurs, la paix entre eux et la puissance économique porteuse d'un immense marché.

Il est tout à fait regrettable qu'il nous faille envisager quinze ans plutôt que trois ou quatre pour en arriver à une harmonisation fiscale acceptable, il est très dommageable que l'élargissement, avec les décisions douloureuses qu'il appelle, doive se faire par un processus de décision où l'unanimité pèse trop lourd, et qui est de ce fait lent, imprédictible, peu capable de décisions audacieuses et peut comporter même des risques d'incohérence. Tout cela est incontestablement grave, mais je me permettrai quand même de dire que la dimension tragique de ces dysfonctionnements est modérée.

Seul un regard sur le monde, à l'extérieur de nos tranquilles frontières, peut nous informer réellement sur les dangers qui menacent ce monde, et qui par conséquent menacent l'Europe aussi. Nous sommes beaucoup trop gros, trop riches, et placés sur un continent trop stratégique pour pouvoir imaginer un seul instant que l'Europe pourrait rester calfeutrée, bien isolée des mouvements de la planète.

On a déjà vu, à deux ou trois reprises seulement, que lorsque l'Europe parle d'une seule voix, et engage les décisions de ses Etats membres, sa force est telle qu'elle impose sa volonté : conclusions de l'Uruguay Round, Conférence de Kyoto, limitation des conséquences monopolistiques de la fusion Boeing-Douglas. Malheureusement, ces cas sont rarissimes, et ne pèsent pas sur les problèmes qui constituent actuellement les vrais dangers qui menacent l'humanité.

Les menaces pour l'environnement et la diversité biologique se développent irrémédiablement. Elles ne peuvent être réduites que par des traités mondiaux définissant des limites, des interdictions, des contrôles et des sanctions.

L'économie criminelle voit son activité évaluée à 5 ou 10 % du produit brut mondial, soit notablement plus que le produit brut français. Il y a dans tous nos pays une relation croissante entre la violence civile et les trafics de drogue. Les grands cartels maffieux s'équipent de sous-marins et de blindés. La lutte contre tout cela est mondiale par définition. Informations, décisions et opérations répressives doivent circuler et s'exécuter aussi vite que le crime lui-même. Dans leur nature, ces opérations sont de police, dans leur ampleur elles sont militaires. Les talibans produisent plus de 60 % de la drogue mondiale. Combien de temps laissera-t-on faire ?

L'instabilité des marchés financiers et des mouvements de capitaux menace des régions entières et des pans entiers de l'économie mondiale, aggravée qu'elle est par le blanchiment d'argent sale. Or plus de 40 % des liquidités mondiales sont détenues dans des paradis fiscaux, au prétexte d'inviolabilité de leur souveraineté nationale. Là encore le monde a besoin de règles et de sanctions. Et les Européens seraient bien fous de penser que le fait d'avoir intégrer leurs économies dans une Union aux compétences floues et aux pouvoirs faibles les met à l'abri de tous ces dangers.

Il en est d'autres. Qui peut croire sérieusement que pour lutter contre les grandes pandémies - sida, paludisme, etc...- la coordination intermittente et incertaine que l'on pratique actuellement suffira longtemps à endiguer les fléaux ?

Je voudrais soutenir en outre que les problèmes proprement politiques sont lourds de menaces plus graves encore.

Après des siècles d'humiliation coloniale, l'Islam enfin relève la tête et cherche sa place dans le monde. Mais les frustrations et le sous-développement sont tels qu'il rencontre une terrible contestation interne, intégriste et terroriste. La culture des droits de l'homme ne pénètre que lentement sur ces terres. Imagine-t-on que les pays développés, qu'ils soient d'inspiration chrétienne, boudhiste ou zen puissent gérer correctement cette transition et cet accueil sans une forte impulsion appuyée bien sûr sur les moyens de la diplomatie et des armées.

Dans trente ans, la moitié de la production mondiale viendra d'Asie, qui contrôlera par là la moitié du commerce mondial. La Chine assurera plus de la moitié de cette part. Peu de pays dans cette zone ont la démocratie comme référence et la négociation plutôt que la force comme outil traditionnel pour régler les différends. Dans des situations de ce genre la puissance commerciale pèse peu sans la puissance diplomatique et militaire.

Le Secrétaire Général des Nations Unies a convoqué pour l'an prochain, 2001, une Assemblée Générale consacrée aux armes légères. Peut-on en limiter le trafic, en interdire les réexportations clandestines, en assurer le marquage, en contrôler et sanctionner les mouvements illicites ? L'Afrique est le continent le plus demandeur. Russie, Chine, Etats-Unis sont réticents. C'est largement l'Europe qui fera la décision. Encore faut-il qu'elle parle fort et d'une seule voix. Elle en a assurément l'intention, pas encore l'autorité.

Le continent africain est largement à la dérive. Sur ses 750 millions d'habitants, près de 600 vivent avec un dollar par jour. Là où il se fait le développement aggrave les inégalités plutôt qu'il ne les tempère. Les guerres de pauvres sont multiples et ravageuses. Pour les trois quarts des pays, la sortie du sous-développement n'est pas prévisible. Dans trente ans les africains seront un milliard. Combien de dizaine de millions chercheront à s'exiler, d'abord en Europe ? Une immense opération de solidarité internationale intelligente est ici nécessaire, pas seulement pour les africains, mais pour la paix du monde. L'Europe seule aurait les moyens de la concevoir et de la faire décider

Jamais depuis 1945 le monde n'a été aussi près de voir réutiliser les armes nucléaires. Jamais en effet pendant le demi siècle de guerre froide les soldats russes et américains ne se sont combattus frontalement. Or aujourd'hui l'Inde et le Pakistan sont en guerre sur un front de 1500 km. Le non recours à des armes extrêmes repose sur la maîtrise de soi de chaque colonel commandant sur un bout de front. Les deux gouvernements comportent des extrémistes religieux en leur sein, c'est-à-dire des hommes peu accessibles à la logique très cartésienne de la dissuasion. Or la communauté internationale est illégitime à faire pression sur eux pour qu'ils renoncent à ces armes aussi longtemps que les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité les possèdent et les gardent.

De 1970 à 1998 le monde a vécu dans la perspective d'une réduction puis d'une disparition de tels armements. Le Traité de Non Prolifération (1968) en comportait l'engagement, et a au moins réussi à dissuader nombre de pays de les acquérir. Russes et américains de leur côté, bilatéralement, décidaient d'abord de limiter puis de réduire leurs arsenaux. Mais depuis deux ans les Etats-Unis ont totalement renoncé à cette politique. En refusant de ratifier le traité d'interdiction de tous les essais et en prétendant se doter d'un système de défense anti-missile qui leur soit propre, ils disent en gros au reste du monde " Nous américains ne croyons plus à des règles communes. Proliférez tant que vous voudrez, nous, on se débrouille et on se défend ". La Chine s'inquiète et ne peut qu'intensifier son armement. Le Japon se demande si tout cela ne doit pas l'amener à s'armer : chacun pour soi. Et si le Pakistan est touché, un milliard de musulmans se sentiront en guerrre avec le monde entier.

Dans une telle situation c'est à la France et à la Grande Bretagne de reprendre conjointement l'initiative d'une poursuite du désarmement nucléaire. Mais rigidifiées qu'elles sont dans leurs postures, elles ne le feront que si les 13 non nucléaires de l'Europe les y poussent. Encore faut-il qu'il y ait un lieu pour en parler et en décider. Ce n'est pas le cas.

Sur ces neuf points, l'absence de l'Europe a des conséquences immédiatement dramatiques, qui peuvent se retourner contre elle et contre sa sécurité.

En tous cas cette absence revient à laisser aux seuls Etats-Unis la responsabilité exclusive du traitement de tous ces problèmes.

Après tout pourquoi pas ? Culturellement, seuls la Chine et l'Islam représentent aujourd'hui d'autres candidatures au leadership du monde. Je préfère de loin l'américain.

Cette situation n'en est pas moins dangereuse, aussi bien pour les Etats-Unis que pour le reste du monde.

D'abord parce que l'autorité d'une seule puissance ne saurait suffire à produire la légitimité nécessaire pour que le monde se dote de règles contraignantes. Le coût de cette absence de légitimité, on le voit dès aujourd'hui, est considérable.

Ensuite parce que les Etats-Unis, nation ivre de toute sa puissance, mais très jeune - qu'est-ce que 200 ans ? - sont assez riches et forts pour pouvoir ne dépendre à peu près de personne. Du reste du monde, ils n'ont connu que des ennuis et des occasions de voir tuer leurs hommes. La tentation de l'isolationnisme est constante, elle peut redevenir dominante, et le monde serait sans leadership. La foire d'empoigne serait le mode de règlement de tous les problèmes que je viens de citer.

Enfin, parce que parmi ceux des Américains qui ne pensent pas en termes d'isolationnisme, et notamment au sein de leur Parlement et de leur administration civile et militaire, le débat fait toujours rage, notamment en cette fin de Présidence Clinton, entre ceux pour qui leur force doit servir à assurer le triomphe de leurs seuls intérêts et ceux pour qui cette même force doit permettre d'aider le monde entier à se doter de règles stables suivies et sanctionnées, d'un droit international contraignant et un jour d'une police. Quitte à ce que les Etats-Unis eux-mêmes acceptent de respecter ces règles.

La gouvernance mondiale est largement en panne actuellement parce que ce problème intra-américain n'est pas résolu. Selon les sujets ou les forces sociales en jeu, ce grand pays joue tantôt la priorité à ses propres intérêts, tantôt la recherche de règles du jeu acceptables et communes. Cela est vrai dans le commerce et la finance comme dans la stratégie.

Or, les Américains aux prises avec eux-mêmes n'ont pas d'interlocuteurs dans ce débat. Un temps la Russie, de plus en plus la Chine… Pour les Etats-Unis, l'Europe est toujours politiquement insignifiante. " A qui dois-je téléphoner ? " disait Kissinger. Il n'a toujours pas reçu de réponse. Pourtant l'issue du débat interne des Etats-Unis concerne le monde entier et nous en dépendons. Il faut peser dessus en alliance étroite avec les forces démocratiques et responsables dont les Américains sont riches.

Là est l'enjeu vrai de l'avenir de l'Europe, et il y a urgence. Je soupçonne quelques-uns des peuples qui ont rejoint l'Union européenne de l'avoir fait avec l'espoir que nous constituerions tous ensemble une grande Suisse. Mais c'est une erreur funeste. Par sa géographie, son histoire, sa richesse, sa puissance et sa culture, ce continent ne saurait échapper à tous les tracas du monde. Il faut les assumer.

Tout cela doit se faire en préservant nos langues, nos systèmes socio-éducatifs, les particularités nationales marquées de nos protections sociales et l'organisation interne de nos justices, bref nos nations. Ce sera la fonction d'une bonne constitution.

L'Europe, elle, n'a pas d'autre sens que d'être au monde le premier exportateur des droits de l'Homme, de la protection sociale et de la paix. Il lui faut s'en rendre capable grâce à des institutions à la hauteur de ces enjeux. Personne n'a jamais écrit une constitution pour le plaisir d'en faire une. Mais une fois reconnues et acceptées les missions qu'elle doit servir, l'écriture de notre nécessaire constitution sera plus évidente et plus facile.


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