Crédit d´impôt :
pas de timidité, camarades !

Michel Rocard
par Michel Rocard,
ancien premier ministre,
député européen.


 Point de vue paru dans les pages " Horizons " du quotidien Le Monde daté du vendredi 12 janvier 2001

 
SMIC ou crédit d´impôt ? Il paraît que nous vivrions un psychodrame… Quelques remarques me paraissent s´imposer.

1. Ce n´est pas favoriser la démocratie ni la réflexion bien nécessaire de l´opinion que de présenter une discussion ou même un désaccord comme une crise. Le choix n´est pas simple, il est utile qu´il soit réfléchi et approfondi. Préférerait-on que les oukases tombent, dès l´ouverture de tout débat, de la bouche auguste du premier ministre et que personne ne discute ? Qu´est-ce que c´est que cette vision de la démocratie ?

2. Que l´on me pardonne : dans le présent débat, je prétends tirer quelque autorité de mon silence discipliné et attristé lorsque le gouvernement, il y a quelques mois, a eu la mauvaise idée de mettre en cause l´homogénéité et la cohérence de la contribution sociale généralisée (CSG).

Lorsque nous avons créé cet impôt pour rendre le financement de la Sécurité sociale moins préjudiciable à l´emploi, les problèmes de constitutionnalité non seulement ne m´avaient pas échappé, mais nous avaient beaucoup occupés. L´égalité devant l´impôt est une exigence absolue dont les implications techniques sont complexes. Si l´on veut un jour - et je crois que ce serait bon - simplifier tout le système en faisant de la CSG le socle de l´impôt général sur le revenu, auquel s´ajouterait l´actuel impôt sur le revenu comme complément progressif - ce qui, au passage, permettrait de baisser un peu le poids de l´ensemble -, alors il faut préserver la proportionnalité constante, l´absence de dérogations et la non-déductibilité. On a tenté de rompre avec cette perspective d´avenir, mais la décision du Conseil constitutionnel devenait prévisible, sinon inévitable.

3. Cela fournit l´occasion de chercher une solution qui contribue à corriger les défauts de l´actuel système : excessive multiplicité des minima sociaux, effets de seuil insurmontables, et trappe à chômage constituée par le revenu minimum d´insertion (RMI) faute de l´avoir fait évoluer à temps.

Le crédit d´impôt, même s´il est de mise en œuvre complexe, a le double et considérable avantage de se déduire d´un principe très simple (un revenu de base est défini, au-dessus on taxe, en dessous on compense dans des conditions incitatrices à la recherche de travail) et de liquider d´un coup effets de seuil, trappe à chômage et multiplicité des minima sociaux.

Aucune autre technique ne permet de régler tous ces problèmes à la fois, et surtout pas celle qui aurait consisté à creuser le déficit de la Sécurité sociale en diminuant les charges des entreprises pour leur permettre de payer un peu mieux les salariés au SMIC ou juste audessus. Les effets de seuil, donc leur grande injustice, et la trappe à chômage subsisteraient.

En tant que créateur tant du RMI que de la CSG, je reste fort attaché à l´idée que je me faisais de leur évolution. Faire de cela une allocation complémentaire de revenu serait d´ailleurs encore plus approprié, avec les quelques améliorations et délimitations que cela supposerait.

4. Ce ne serait pas de gauche ? Voilà bien la meilleure, comme l´on dit familièrement ! En outre, c´est une effarante stupidité. D´abord, l´exigence de l´égalité devant l´impôt est une exigence de gauche. La droite a bien montré dans l´histoire qu´elle lui est indifférente.

De plus il y a, je suis bien obligé d´en convenir, dans l´accumulation des minima sociaux et du RMI un petit aspect charité publique ou paternalisme qui sent davantage la droite que la gauche. Ce qui était de gauche dans le RMI était l´insertion, pas le plus facile. Le remplacement de tout cela par un principe unique, applicable aux riches comme aux pauvres, incitateur à la recherche de travail par son mode de calcul, et exclusif de tout enfermement dans des situations de non-travail, a un autre panache et correspond bien davantage à une vision de gauche de l´articulation entre revenu, fiscalité et travail.

La paternité de ce système serait compromettante ? Allons donc. A tout seigneur tout honneur, le président de la République a pris parti en sa faveur, l´affectant d´une connotation lourde. D´accord, le président est de droite et s´en fait gloire ; il lui est en outre arrivé, même sur des points techniques et peu symboliques de la droite ou de la gauche, de se tromper. Qui oserait en tirer la conclusion qu´on est sûr d´être sur la bonne voie éthique et technique quand on décide, en toute occasion et à tout propos, de faire strictement le contraire de ce qu´il préconise ?

Vient le crime de lèse-majesté. L´inventeur du concept, c´est connu, est Milton Friedmann, le fondateur de ce cruel néolibéralisme, ou plutôt monétarisme, qui régit le monde d´aujourd´hui et y engendre une croissance exponentielle des inégalités, une dangereuse instabilité financière et l´enfermement de bien des nations dans le sous-développement. Mais d´abord on y est. Volens nolens, on a pris le système. Pourquoi dès lors refuser l´amortisseur de souffrance sociale que lui-même avait jugé nécessaire de lui adjoindre puisqu´il avait compris la cruauté sociale de ce qu´il proposait ? C´est tout de même un comble d´en prendre le pire et pas le meilleur.

Et puis, enfin, depuis quand la gauche s´encombrerait-elle de la paternité des concepts qu´elle juge utiles à défendre sa cause ? Lorsque François Mitterrand, vers la fin de son premier mandat, édicta un jour qu´il était temps que les prélèvements obligatoires cessent d´augmenter, il a eu rudement raison. Cela ne voulait d´ailleurs pas dire baisser. Mais il reprenait là, au moment opportun, une vieille idée de droite. Personne ne l´en a accusé.

Mieux, le malheureux Tobin, lorsqu´il a proposé voilà vingt et quelques années, sa célèbre taxe, était un respectable membre de l´establishment économique américain et fort soucieux de n´afficher aucun engagement partisan et surtout pas progressiste. Il est le premier surpris de ce qui est arrivé à son idée. Nous avons eu raison de la lui prendre, même si on n´en a pas fini avec les difficultés concrètes de définition et d´application, ce qui est une autre histoire.  Allons camarades, pas de timidité conceptuelle. La vraie gauche, elle prend ses idées où elle peut, mais elle combat pour la justice sociale, pour l´égalité devant l´impôt, pour la prise en charge des souffrances sociales autrement que par la charité et pour l´incitation au travail, à la croissance et au développement.

Reproduit avec l'aimable autorisation du quotidien
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