Accord sur la brevetabilité des logiciels :
Belle victoire européenne


par Michel Rocard, ancien premier ministre, président de la commission de la culture au Parlement européen.
Point de vue paru dans le quotidien Libération daté du 27 octobre 2003


 

Faut-il breveter les logiciels ? Il y a une douzaine de mois, cette alliance de mots échappait à ma compréhension, comme sans doute à celle des trois quarts de mes collègues au Parlement européen. Le score : 361 voix pour la brevetabilité la plus restreinte, 157 pour la liberté de breveter et 28 abstentions le 24 septembre 2003. Ecrasant, et à ce titre rarissime au Parlement européen sur les problèmes non consensuels. Les députés européens furent plusieurs centaines à découvrir en moins de quinze jours la gravité du sujet, même si de prime abord ils n'en connaissaient rien. Et, devant un enjeu si lourd, comprendre et juger correctement devenait un devoir. Le Parlement européen l'a indiscutablement accompli.

Un mot de procédure avant de décrire le fond du débat et d'en présenter les conséquences : il ne s'agit que d'une première lecture. La Commission européenne et le Conseil des ministres pourraient bien ne pas partager complètement la grande aspiration démocratique qu'exprime ce vote et le lobby des grandes multinationales de l'informatique savoir réveiller les canaux habituels de son immense influence. Bref, « ce n'est qu'un début, continuons le combat ».

En 1972, après de longues négociations, est signée la Convention européenne sur les brevets, qui définit une législation générale sur ce sujet et crée l'Office européen des brevets.

Son article 52 dispose sobrement : « Les logiciels ne sont pas brevetables. » Trente ans après, plus de trente mille brevets de logiciels ont été accordés par l'Office européen. Cette dérive est légitimée par le caractère « technique » des logiciels en cause.

Jusqu'à ce que se crée cette situation ambiguë, le droit d'auteur permettait de rémunérer le créateur et d'empêcher la dénaturation de son œuvre pour toutes les créations pures de l'esprit humain, celles que l'on fait avec un papier et un crayon. Le droit d'auteur ne mettait pas en cause la liberté d'usage et de copie.

Lorsque la création consiste au contraire à fabriquer un nouvel objet ou à rendre un nouveau service en transformant de la matière ou en utilisant une force naturelle, telle l'énergie, on parle alors d'invention ; on admet que les coûts de production sont beaucoup plus importants et qu'il faut les couvrir. Le brevet sert à cela, qui est une interdiction d'usage du produit ou du service sans payer redevance.

Le droit de la propriété intellectuelle et la Convention européenne sur les brevets englobent tous ces éléments dans la référence globale à la « technique ».

La jurisprudence américaine ­ où le champ de la brevetabilité est uniquement défini par les tribunaux, en dehors de toute base légale ­ en est ainsi arrivée à breveter des logiciels qui sont exclusivement des appuis méthodologiques ou mathématiques à des méthodes pédagogiques, ou encore à des techniques opératoires en chirurgie. On en arrive donc à breveter de purs produits du savoir humain.

L'Office européen n'en est pas encore tout à fait là, mais il est clair pour tout le monde qu'aucune limite indiscutable ne s'oppose à cette dérive. La référence à la « technique » finit par ne plus vouloir décrire que ce qui est compliqué !

Fallait-il s'en indigner et corriger le tir ? Après tout, le capitalisme ne fonctionne qu'à la condition de vendre les produits de ses inventions et découvertes, ce dont nous convenons tous, et le Parlement européen tout spécialement. L'enjeu est de plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, beaucoup plus gros que la fusion Boeing-Douglas empêchée par l'Europe.

Mais il ne s'agit pas ici d'inventions ou de découvertes de l'univers technique, avec mise en oeuvre d'équipements importants et usage de forces naturelles.

Il s'agit de la sophistication croissante de l'agilité logique et mathématique du cerveau humain. Un logiciel s'invente avec du papier et un crayon, il s'appuie sur des dizaines de logiciels ­ donc d'algorithmes ­ précédents. Ce sont des dizaines de millions d'individus ou de petites entreprises qui créent chaque jour de nouveaux logiciels, c'est-à-dire, en fait, les langages de demain.

Si, dans la chaîne des logiciels antérieurs qu'un chercheur individuel ou une PME a utilisés pour en créer un nouveau, l'un des précédents se trouve breveté, le propriétaire du brevet ­ très généralement une multinationale assez puissante pour se payer de nombreux avocats ­ sera en droit d'exiger une redevance de cet utilisateur. Et le poids de ces redevances est de nature à tuer l'activité économique des individuels ou des petites entreprises. Ils se comptent par millions, même s'ils ne sont pas à la taille de la dizaine de mastodontes dont Microsoft est le plus voyant.

La Commission européenne fut bien inspirée de vouloir mettre de l'ordre dans cette pagaille. Elle produisit, et nous en saisit l'année dernière, un projet de directive visant à fonder législativement et à stabiliser le droit, précisant tout spécialement qu'elle n'entendait pas étendre le champ de la brevetabilité tel que défriché par l'Office européen des brevets. Il nous fallut bien nous saisir de cet objet législatif peu familier.

Nous commençâmes par découvrir l'immense incertitude américaine. En dehors de toute base légale, des centaines de milliers de brevets ont été reconnus. Mais les cours de justice sont assaillies de recours pour viol de la Constitution : la libre circulation des idées. La Cour suprême ne s'est pas encore prononcée. Certains nous ont susurré qu'elle pré férerait attendre une décision européenne.

En Europe, justement, où existe une base légale, celle-ci est suffisamment imprécise pour avoir été abondamment débordée. Du coup, tous les professionnels, et surtout tous les petits, soit 95 % des producteurs de logiciels, vivent sous la double crainte qu'une demande de brevet ne soit pas accordée ­ or le seul dépôt d'une demande coûte très cher, sans parler de sa défense ­, et surtout qu'un créancier de redevance se révèle dans les multiples éléments de la langue des logiciels qu'un nouveau créateur ne peut pas ne pas utiliser.

Pour comprendre la technique informatique, puis le droit, puis les intérêts en cause, nous avons énormément lu, questionné, auditionné. Nous avons tous été bombardés de mails par centaines, dans les deux sens. Bien des collègues, plus anciens que moi, disent n'avoir jamais connu, au sujet du vote d'une directive, des pressions extérieures aussi massives et aussi violentes.

La Commission de la culture du Parlement européen, que j'ai l'honneur de présider et pour laquelle j'étais rapporteur sur ce sujet, fut la première à émettre son avis. Elle a eu la chance de formuler les critères et les concepts qui nous ont conduits au vote final.

Car notre découverte fut que la Commission européenne, pourtant bien disposée, n'avait pas pu formuler un critère suffisamment distinctif entre l'invention technique et le pur produit de l'esprit humain qui puisse éclairer tout à la fois les chercheurs et les tribunaux. Elle en était restée à une définition parfaitement tautologique de la technique par l'environnement technique. C'est pourquoi, après avoir longuement pesé le pour et le contre ­ un an, en fait ­, nous avons proposé d'en revenir au plus simple.

Un logiciel est de l'ordre des formules mathématiques. Comme tel, il est un langage, et dès lors non brevetable. Mais si, par sa constitution même, il n'existe et ne prend son sens qu'en mettant en oeuvre de la matière ou de l'énergie, et non plus seulement un cerveau et du papier, alors il est brevetable. C'est à l'évidence le cas des logiciels de compression de signaux sonores pour gagner de la place sur un disque ou du célèbre logiciel du freinage ABS.

Certains lobbies ont essayé de faire croire que ce critère n'était pas pertinent. Nous n'en avons cependant trouvé aucun autre.

L'Europe est une vraie démocratie. Presque tous les groupes furent divisés. On a débattu pendant des mois, pour arriver à cet étonnant vote final.

En tant que socialiste, j'ai la fierté de dire que, partis de positions très différentes, et avec bien du mal, nous avons fini par trouver notre accord et voter ensemble, servant de point de référence au reste du Parlement, plus divisé. La somme de nos voix ne fait pourtant pas la moitié du total. Ce n'est pas un vote droite/gauche, bien que fortement inspiré par une vision socialiste. C'est un vote de démocratie économique.

En cette période où l'euroscepticisme progresse, où nous ne sommes pas sûrs d'avoir un projet de Constitution à la fin de l'année, et moins sûrs encore de le voir ratifié, en cette période où, après Maastricht, Amsterdam et Nice, la Convention vient de nous confirmer fermement qu'en aucun cas, jamais, il n'y aura de vraie politique étrangère commune en Europe car une majorité de nos gouvernements n'en veulent pas, refusant d'envisager l'hypothèse d'une politique différente de celle des Etats-Unis, cet épisode parlementaire nous éclaire utilement.

Le rêve d'une Union européenne capable de peser sur les affaires du monde à l'instar des Etats-Unis, et au besoin contradictoirement avec eux, sa diplomatie et ses armées pesant autant que sa technologie et son économie, rêve que j'ai longtemps caressé, est à l'évidence aujourd'hui condamné.

L'Europe n'est pas une puissance. Elle est un espace intégré régi par le droit. Elle a la taille de faire le droit du monde. Sur un problème aussi essentiel que celui, pour un demi-milliard de citoyens, d'utiliser demain librement toutes les ressources du langage informatique sans dépendre en rien du contrôle mondial auquel prétendent quelques multinationales, l'Europe vient de montrer qu'elle est l'organe majeur et qu'elle est le meilleur défenseur de la démocratie.

A vrai dire, ce n'est pas l'Europe à laquelle nous avions pensé dans ma jeunesse. Mais c'est furieusement important. Et cela mérite qu'on la consolide et que l'aventure continue.

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