Plaidoyer pour une Europe puissante | |
par Michel Rocard Tribune parue dans l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, n°1585 (23 mars 1995). |
Nous avons de fortes raisons, nous, Français, de ne nous occuper que de nous-mêmes en cette période de campagne électorale volatile. Mais le monde bouge, et dramatiquement. Rien ne s'arrange vraiment en Bosnie, la Russie ne se calmera en Tchétchénie que sous la pression internationale, et celle-ci devrait être le fait d'une Europe vigoureuse, affichant en politique étrangère unicité de décision, ténacité, continuité et puissance. Enfin, la crise monétaire très grave qui vient de se produire se stabilise à un niveau de parité tel que les Etats-Unis, avec un dollar scandaleusement sous-évalué, vont pouvoir faire payer leurs débordements et leurs déficits au reste du monde par des exportations sauvagement encouragées. Et surtout, cette crise fait des victimes malheureuses qui n'y sont pour rien, la peseta, l'escudo et, dans une certaine mesure, la lire. Même le franc, appuyé depuis trois ou quatre ans maintenant sur des excédents extérieurs record et sur une stabilité de prix exemplaire, dans notre histoire comme en Europe, a été légèrement affaibli. Le prix de tout cela est une diminution du nombre des pays membres de l'Union européenne qui seront raisonnablement capables de se rallier à la monnaie unique en 1997 ou 1999, donc un relatif affaiblissement de l'Europe. En outre, l'excès de mouvements de capitaux vers l'Allemagne crée un déséquilibre majeur qui peut avoir des conséquences dommageables à l'intérieur de l'Europe. Quand MM. Séguin, de Villiers, Pasqua et Hue comprendront-ils que, dans un monde pareil, notre seule défense nationale consiste à appartenir à une Europe puissante, dont la taille, la force et l'unité de décision lui permettront de parer à des évolutions de ce genre et d'y répondre efficacement ? Mieux vaut une politique décidée à la majorité, mais puissamment mise en oeuvre, même si ce n'est pas toujours exactement celle que nous, Français, aurions pu souhaiter, que le constat rageur des limites, voire de la paralysie où nous laisse une souveraineté purement nationale assise sur des moyens trop faibles par rapport aux forces en jeu dans le monde contemporain. Nous aurions déjà une monnaie unique dans l'Union européenne que la crise récente eût été : sans danger pour l'équilibre interne de l'Union; beaucoup moins grave globalement, un écu d'une puissance équivalente au dollar ayant servi d'efficace contrepoids; et peut-être même tout à fait limitée si la Banque centrale européenne avait, en la circonstance, eu l'audace et la possibilité de jouer l'écu à la baisse pour accompagner, et en fait enlever une partie de ses motifs à la baisse du dollar. Je me répète en précisant: tant en matière monétaire qu'en matière de diplomatie et de défense, c'est maintenant une affaire de survie des nations membres que de donner à l'Union européenne les moyens de la puissance. Il n'y suffit pas de vouloir s'en tenir à la lettre du Traité de Maastricht, monnaie unique comprise mais rien de plus, comme le proposent Chirac et Balladur. Pour passer à la monnaie unique, techniquement, il faut et il suffit que les différentes monnaies concernées soient reliées par des parités absolument rigides au centime près et qu'il n'y ait pas de limitation en volume aux opérations de change entre elles. Cette décision peut être prise dès 1997 si un nombre suffisant de pays y sont prêts. Mais aussi longtemps que subsisteront des signes monétaires nationaux, même rigidement liés entre eux, les tensions résultant par exemple de soldes budgétaires différents feront peser une menace, et ce qu'un accord politique aura fait un autre pourrait le défaire. La monnaie unique ne sera vraiment irréversible que lorsqu'elle se matérialisera par la circulation de billets et de pièces identiques dans tous les pays concernés. Or, une fois prise, la décision d'en arriver là exige plus de trois ans de préparation. C'est donc bien l'échéance de 1999 qui est la bonne. Elle est d'ailleurs obligatoire aux termes du Traité. Il faudrait donc que la décision soit formellement prise cette année, en 1995. Mais nos amis allemands ont raison: se lier ensemble par une monnaie unique constitue, pour les pays qui le feront, même si les exigences techniques et économiques pour y parvenir sont grandes, une décision d'abord et profondément politique. Il s'agit de créer une communauté de destin. Et cela n'a de sens que si cette communauté de destin s'étend à la diplomatie, à la défense et à la sécurité intérieure - ce qui implique, dans ces domaines, rapidité et unicité de décision, donc processus majoritaire. La confiance nécessaire pour fonder la valeur de la monnaie unique est de nature politique, elle exige que l'Union soit complète et ne se limite pas au monétaire, même si cette extension de nature fédérale se limite d'abord aux pays qui se lient par une monnaie unique. Parce qu'il est le plus avancé du monde en matière de droits de l'homme et de protection sociale, le modèle européen mérite d'être préservé et de voir accroître son rayonnement international. Il a besoin pour cela d'être appuyé sur plus de puissance. C'est l'enjeu majeur de la période qui s'ouvre, donc des débuts du prochain mandat présidentiel. Il est urgent de confirmer à tous nos partenaires, et notamment à ceux qui y sont le mieux préparés, nos amis d'Allemagne et du Bénélux, que telle est bien l'intention de la France et qu'elle le traduira par des initiatives immédiates dès le lendemain de l'élection. Loin de se diluer ou de disparaître dans une telle stratégie, la France y retrouvera au contraire tout le champ d'influence qu'elle est capable d'animer. Il faut avoir le courage de dire que la monnaie unique, c'est bien plus qu'une monnaie. Il faut avoir la lucidité de voir que là seul se trouve un avenir démocratique et prospère. Il faut avoir l'intelligence de faire de cet enjeu un critère majeur du vote présidentiel. Il faut avoir l'honnêteté de constater que seules les positions prises par Lionel Jospin incarnent aujourd'hui cette espérance. |
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